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jeudi 6 septembre 2012

Éloge de Millet






J’avais vu dans la salle Chauchard du Louvre, où il a été exposé depuis le début du siècle, L'Angélus de Jean-François Millet. J’imaginais une toile de grandes dimensions : elle ne dépasse pas, à vue d’œil, quelque 80 centimètres sur 70. Je ne sais où la voyait Van Gogh, qui en parle dès ses premières lettres à Théo, mais je comprends la vibration immédiate de ses cordes de grand nerveux habité par Pan lorsqu’il fut traversé par le mystère angélique de cette peinture oubliée. 

L’Angélus, pour moi aussi, est inoubliable. Et son pouvoir contagieux sur Van Gogh a une explication très simple : c’est une peinture spirituelle comme peu, et elle tombe sur Vincent, vase spirituel, encore tout imprégné du feu chrétien et biblique de Zundert, à un moment certainement prédestiné. On ne peut réellement connaître Van Gogh si on n’aime pas Millet. Parce que la vie et la peinture du cadet sont un voyage libérateur à travers de terribles épreuves dont il fut le témoin convulsé et radieux – un voyage où Millet, avec Rembrandt, a le rôle d’un Virgile dantesque qui conduit en haut. La démesure de Rembrandt, comparée à Millet, ne compte pas dans l’élection que fait Van Gogh : ils sont, l’un et l’autre, des spirituels, des protecteurs et inspirateurs invisibles. 






Le tableau a été, il l’est encore, reproduit sur tous les calendriers, dans tous les alphabets ; sa reproduction chromolithographique ne manqua jamais dans les cuisines de campagne, et cependant, comme une Lettre volée, d’être devenu aussitôt banale décoration figurative, l’a soustrait à l’attention, et L'Angélus, aujourd’hui, est un inconnu célèbre. Je le décris donc : deux paysans pauvres et pieux sont en prière au milieu d’une plaine sans fin. L’homme tient son chapeau à la main, avec l’embarras ancien du paysan en présence du seigneur. La femme a les mains jointes. Une fourche est plantée dans le sol. C’est un champ de pommes de terre. Le couple a arraché des pommes de terre tout le jour. D’une distance infinie vient un son de cloche, «comme si le jour pleurait sa mort». Le soleil d’été s’éloigne de la campagne, déjà à demi envahie par les ombres, tandis que le ciel est encore clair. Le moment liturgique, en suspendant l’effort des hommes, relie les êtres vivants à un Créateur qui répond en les bénissant, même si, peut-être, il ne détournera pas le mal que les ténèbres apporteront. Mais l’homme et la femme, dans leur solitude, savent qu’ils ne seront pas abandonnés : leur recueillement est l’expression du psaume silencieux, de la louange muette de la glèbe, des pommes de terre de Dieu.






Un poème de l’existence humaine en terre d’Occident, un point d’équilibre cosmique entre le monde d’en haut et le monde intermédiaire, sublunaire, dans la prière qui fond l’homme et sa compagne avec les champs et la nutrition. Il est curieux que cet artiste, ami de la terre qui nourrit et allaite, au prix de la peine, ait le nom d’une céréale.

Guido Ceronetti  La Tombe d'Auvers-sur-Oise (in Une poignée d'apparences, Albin Michel, 1988. Traduction : André Maugé)


 

3 commentaires:

  1. Cher Emmanuel,
    quel beau regard de G.Ceronetti sur cet "Angelus" et au-delà de Millet sur V. Van GOGH. Dans ses lettres à Théo ce petit bijou (janvier 1883) :
    "En ce moment, la région autour de Zweeloo est toute couverte de jeune blé, par endroits à perte de vue, et du vert le plus tendre que je connaisse.
    Et par-dessus, là-haut, un ciel d'un blanc lilas d'un effet tellement délicat que je le crois impossible à peindre, mais qui, pour moi, est le ton fondamental, celui qu'on doit connaître parce qu'il est la base d'autres effets.(...)
    Quand on fait ainsi à travers la région un voyage qui dure des heures on sent qu'il n'y a là, à proprement parler, rien que la terre à l'infini, ce persillage que fait le blé, ou la bruyère, et le ciel, le ciel illimité (...) Néanmoins, en sa qualité de grain de poussière observant d'autres grains de poussière on se rend compte que chaque petit point noir est un Millet.
    Je suis passé près d'une petite église ancienne, tout à fait L’Église de Gréville de la petite toile de Millet qui est au Luxembourg ; mais ici, au lieu du petit paysan à la bêche qui est dans le tableau, il y avait un berger avec quelques moutons, le long d'une haie. On n'apercevait pas la mer dans le fond ; rien qu'un océan de jeune blé, un océan de sillons, au lieu de celui des vagues..."

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    1. Merci pour cette citation, Christiane ! Tout ce que dit Ceronetti sur le lien qui unit Van Gogh à Millet est passionnant. Je n'ai pas tout cité parce que je voulais que le texte reste centré sur Millet (il faut dire que je n'ai pas pu résister au petit clin d’œil à une certaine actualité "littéraire" dans le titre du message...), mais voici pour le plaisir la fin du texte de Ceronetti que je trouve vraiment magnifique :

      "La symbiose Millet-Van Gogh est analogue, en termes spirituels à celle qui lie Vincent et Théo. La conversion panthéiste ou athée-naturaliste de Vincent serait entière et sans retour, s'il n'y avait eu, dans un moment crucial, par exemple le départ de Paris pour Arles (auquel Jaspers fait correspondre le début de la maladie mentale, une modification psychique profonde), un net abandon, un reniement déclaré de Millet, le glas intérieur du principe transcendant. Mais jusqu'à la fin, jusque dans les visions d'Auvers, Millet, «mieux que tout autre peut nous enseigner à voir et à avoir foi» (lettre 393). Jamais Vincent n'a cessé d'entendre l'appel, beaucoup plus fort que celui de la Bible paternelle, de l’amour simple et de la crainte de Dieu des paysans de Millet.

      La rupture du lien spirituel avec "L'Angélus" ne sera consommée qu'à une profondeur peu accessible, si l'on ne connaît pas la force des racines bibliques. Vincent est à coup sûr une des incarnations contemporaines du Serviteur du Seigneur, vision fondamentale du Deutéronome, le prophète de la peinture de Nuenen, un homme qui expie par la souffrance et la folie, volontairement et consciemment, les fautes humaines. Dans la "pietas" de Millet, dans la douceur enchantée de "L"Angélus" (ou de cet autre psaume figuratif, "La Bergère gardant ses moutons"), tout a déjà été expié une seule et unique fois, et il ne reste à l'homme qu'à "reposer" (psaume 91) entre les bras de l'antique rédemption, sachant que sa propre peine, les champs, les pommes de terre, tout est sauvé à l'intérieur du salut apporté, "illo tempore", par la croix. Les paysans de Millet, croyant que la terre est bonne, prient le ciel de la bénir et de la préserver. Chez Van Gogh la plaie se rouvre ; l'artiste veut se faire l'instrument d'un nouveau salut du monde."

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  2. Merci, Emmanuel.
    Je pense à l'éblouissant "ciel d'une nuit d'été" peint par J.F Millet (Yale University Art Gallery, New Haven) et, bien sûr, à la "nuit étoilée" de V.Van Gogh, peinte en Provence. Ces deux grands artistes, bien qu'ayant peint la terre avec réalisme, et "les petites gens", honnêtes, comme personne, étaient liés au cosmos, à l'immensité du cosmos, à cet Infini qui nous hèle hors des blessures de ce monde.
    "Pour pouvoir engendrer une étoile qui danse, il faut en soi-même avoir quelque chaos." (F.Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.
    Obstination douce et tenace, vigilance, attente pure... sur les routes obscures de la vie...(oui, votre J.F.Millet m'a reposé du sinistre R.Millet !)

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