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vendredi 14 septembre 2012

Cardarelli, de Rome à Venise




 Avril 1952

Le poète Cardarelli va s'asseoir tous les matins dans l'unique fauteuil de la librairie Rossetti (1), et gêne passablement le commerce avec ses remarques, et plus encore ses silences farouches, qui mettent les clients mal à l'aise. Rossetti n'a pas l'air de le prendre mal, au contraire, ça l'amuse. (...) Aujourd'hui, une dame est entrée, étincelante de joie, et a demandé à Rossetti : «Vous avez Le Diable au corps ? Voyez-vous, j'ai vu le film, et maintenant, je voudrais également lire le livre.» Et Cardarelli, surpris : «Quelle intense activité intellectuelle vous avez, madame !» Puis est venu un jeune poète qui, avec mille politesses, l'a prié de le recommander à une certaine revue, pour qu'elle publie ses poèmes. Et il lui en tendait un, afin de lui faire constater que ce n'était pas de la bagatelle. Cardarelli a chaussé ses lunettes, qu'il a extirpées des profondeurs de son manteau, et a lu le poème en fronçant les sourcils comme à la lecture d'un télégramme. Et finalement : «Mais c'est tout juste bon pour La Fiera Letteraria !» Puis, se rappelant que le directeur de La Fiera Letteraria n'était autre que lui, il s'est mis à rire silencieusement, jusqu'à ce que son œil droit commence à larmoyer.

(1) La librairie Rossetti se trouvait à Rome, dans la Via Veneto. Elle a été remplacée aujourd'hui par une maroquinerie...






Juillet 1957

Le soir descend sur la Via Veneto avec une précipitation haletante. Dans certains silences de la circulation, on entend les moineaux de la Villa Borghese qui volent en bandes avant de se poser sur la cime des pins. J'étais assis au café et je m'attardais à scruter l'arrivée de la nuit sur le visage et dans les yeux de Cardarelli, comme il nous arrive de la guetter dans un lac, et j'en éprouvais une profonde mélancolie, comme si ce visage reflétait le mien, et ma journée perdue, rendue plus angoissante par la perspective d'une autre journée, puis d'une autre, dans cette voie sans issue. Étourdiment, et pour dire l'une de ces phrases types qui distinguent désormais une conversation languissante, Raffaella Pellizzi, qui était assise à côté de Cardarelli, a dit en soupirant : «Comme la nuit tombe vite !» Cardarelli a baissé la tête, murmurant : «Quelle remarque profonde ! Et comme elle doit plaire !» Ce sont les seuls moments dans lesquels il est possible de le voir sourire. Il voudrait continuer mais n'en a pas envie, il n'a envie de rien, pas même de mourir.

Ennio Flaiano  La solitude du satyre Editions du Promeneur, 1996 (Traduction : Brigitte Pérol)







Autunno veneziano

L'alito freddo e umido m'assale
di Venezia autunnale.
Adesso che l'estate,
sudaticcia e sciroccosa,
d'incanto se n'è andata,
una rigida luna settembrina
risplende, piena di funesti presagi,
sulla città d'acque e di pietre
che rivela il suo volto di medusa
contagiosa e malefica.
Morto è il silenzio dei canali fetidi,
sotto la luna acquosa,
in ciascuno dei quali
par che dorma il cadavere d'Ofelia :
tombe sparse di fiori
marci e d'altre immondizie vegetali,
dove passa sciacquando
il fantasma del gondoliere.
O notti veneziane,
senza canto di galli,
senza voci di fontane,
tetre notti lagunari
cui nessun tenero bisbiglio anima,
case torve, gelose,
a picco sui canali,
dormenti senza respiro,
io v'ho sul cuore adesso più che mai.
Qui non i venti impetuosi e funebri
del settembre montanino,
non odor di vendemmia, non lavacri
di piogge lacrimose,
non fragore di foglie che cadono.
Un ciuffo d'erba che ingiallisce e muore
su un davanzale
è tutto l'autunno veneziano.

Così a Venezia le stagioni delirano.

Pei suoi campi di marmo e i suoi canali
non son che luci smarrite,
luci che sognano la buona terra
odorosa e fruttifera.
Solo il naufragio invernale conviene
a questa città che non vive,
che non fiorisce,
se non quale una nave in fondo al mare.

Vincenzo Cardarelli   Opere, Mondadori, I Meridiani, 1996


Automne vénitien

Le souffle froid et humide 
de l'automne à Venise m'assaille.
Maintenant que l'été
moite et venteux,
par enchantement s'en est allé,
une lune sévère de septembre
resplendit, lourde de funestes présages,
sur la ville d'eaux et de pierres
qui dévoile sa face de méduse
contagieuse et maléfique.
Le silence des canaux fétides est mort
sous la lune aqueuse,
et l'on dirait qu'en chacun d'eux
repose le cadavre d'Ophélie :
tombes jonchées de fleurs
pourries et d'autres ordures végétales,
où passe dans un clapotis
le fantôme du gondolier.
Ô nuits vénitiennes,
où le coq ne chante pas,
où se taisent les fontaines,
sombres nuits lagunaires
qu'aucun chuchotement tendre n'anime,
maisons torves, jalouses,
à pic sur les canaux,
silencieuses endormies,
vous m'êtes chères plus que jamais.
Ici ne soufflent pas les vents impétueux et funèbres
de l'automne montagnard,
pas d'odeur de vendange, pas de pluies
qui lavent comme des larmes,
pas de fracas de feuilles qui tombent.
Une touffe d'herbe qui jaunit et meurt
sur le rebord d'une fenêtre :
voilà tout l'automne vénitien.

Ainsi à Venise les saisons délirent.

Par ses champs de marbre et ses canaux,
errent des lumières égarées,
lumières qui rêvent de bonne terre
odorante et fertile.
Seul le naufrage hivernal convient
à cette ville qui ne vit pas,
qui ne fleurit pas,
sinon comme un navire au fond de la mer.

(Traduction personnelle)








Images de Venise : grazie a Roberto Trm  (Site Flickr)




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