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mercredi 22 février 2012

Pensieri tristi (Tristes pensées)



In Memoriam Francesco Leone Cugusi (Cagliari, 1935 - Cagliari, 2012)





Le peintre sarde Brancaleone Cugusi est mort à Milan le trois mai 1942, à trente-neuf ans, quelques jours avant que s'ouvre dans la même ville sa première grande exposition (en fait une exposition collective, puisqu'elle réunissait les œuvres de trois peintres : Brancaleone, Luigi Brignoli et Mario Della Foglia). La journaliste et critique d'art Nella Zoja, amie et confidente du peintre, fut l'un des rares témoins de ces derniers jours de la vie de Brancaleone, hospitalisé à la clinique Granelli de Milan pour une grave maladie pulmonaire. Après la mort de ce dernier, elle écrira plusieurs lettres à ses deux tantes maternelles, Assunta et Anita Branca, qui reçurent très souvent leur neveu à Tempio Pausania, la petite ville sarde où elles vivaient. Je cite ici (dans une traduction personnelle) quelques extraits de ces lettres si émouvantes, citées dans la biographie que Francesco Leone Cugusi (fils de Guglielmo, l'un des frères du peintre) a consacrée à son oncle, Brancaleone mio zio (Ed.Tema, Cagliari, 2010) :

«Il vint une fois me rendre visite, et je fus frappé par son enthousiasme et son ardeur. Il parlait du futur de façon si ardente ; de ce qu'il devait réaliser, des objectifs qu'il aurait certainement atteints. Il en était absolument convaincu. Il me parla aussi de sa maladie : il dit que si elle lui accordait un répit, c'était pour pouvoir réaliser d'autres oeuvres – les tableaux qu'il peignit en 1941. Nous sommes ainsi devenus amis, de manière très simple. Et si je repense maintenant à cette amitié, elle m'apparaît comme un cadeau, triste et précieux...»

Soir du 3 mai 1942 [le jour de la mort de Brancaleone, note du traducteur] : «Cette lettre vous parviendra quand vous aurez déjà reçu la si triste nouvelle. Le 18 mars, votre neveu me fit appeler par l'une des infirmières de la clinique, parce qu'il se sentait très mal et qu'il souhaitait me confier quelques lettres. Je me souviens que l'une de celles-ci était pour vous, une autre pour son père et la dernière pour Tonuccio, le modèle du Jeune homme à l'imperméable. Il me demanda également de vous écrire plus longuement, et c'est ce que j'essaie de faire maintenant, même si cela m'est difficile, mais je sais que c'est une chose que Brancaleone aurait apprécié.
Je vous demande pardon de tout ce qu'il pourrait y avoir de cruel dans cette lettre, mais l'histoire de ces quatre longs derniers mois n'est que tristesse et peine.
J'écris maintenant en me souvenant surtout de ce dix-huit mars et de la fête de Saint Joseph qui a suivi (il se confessa et reçut la communion), parce que ces jours-là furent ceux où il me parla le plus longuement, avec une sorte de volupté triste et douce à la fois, comme s'il emplissait son âme de nostalgie, en la libérant dans les pleurs. Lui dont le caractère était si fort, il pouvait aussi pleurer parfois comme un enfant, et redevenir presque léger, serein en tout cas, pour profiter des plus petits plaisirs. 
Il avait encore tant de vitalité, et pleinement lui-même, comme cela ne lui arriva plus par la suite que très rarement, et pour des périodes toujours plus brèves...

... C'était un être qui possédait une étrange force : on sentait tout de suite, par exemple, qu'il était honnête et loyal. Il tenait à la vie ; il l'aimait profondément, même si la sienne était si douloureuse ; mais il sut la quitter avec courage. Pour cela, il lui fallait éviter de penser à son art qu'il devait abandonner...




... Quatre mois d'hôpital, dans une chambre bien exposée. Le matin, le soleil arrivait sur son lit. Il n'aimait pas le plein air pour peindre, mais il désirait très fort le soleil, le soleil de sa Sardaigne. Il repensait souvent à la plage de Cagliari où il espérait passer l'été. Il sentait que cela l'aurait régénéré. Mais c'était trop tard.
Et les champs de fèves de sa Sardaigne, avec leur gris-vert et leur tiédeur. S'il est vrai qu'une partie de ce qui fut notre être continue à vivre sur la terre, vous pourriez le retrouver là où ses désirs le portaient : sur une plage ensoleillée, ou étendu près d'un champ de fèves, un peu désordonné, un peu sauvage, comme il aimait que fût la nature...

J'eus l'impression que ses tantes de Tempio Pausania étaient les personnes qu'il chérissait le plus. Il me parlait de l'incompréhension et de l'hostilité que lui avaient values sa vocation d'artiste, et je lui demandai alors si, à l'inverse, ses tantes de Tempio croyaient en lui. Il sourit en me disant qu'il ignorait si elles croyaient vraiment en lui, mais qu'en tout cas elles l'aimaient énormément, et c'était ce qui pour lui avait le plus d'importance. Il était sûr qu'à travers l'amour qu'elles lui portaient, elles acceptaient aussi son art. Comme il disait cela ! Avec un sourire tout intérieur, tourné vers ses souvenirs et sa nostalgie.

Le 4 mai : Aujourd'hui, il me semble moins vrai que Brancaleone soit mort. Je l'ai vu s'éteindre hier après-midi à quatre heures et demie ; si paisiblement, après une heure de totale inconscience pendant laquelle je fus presque soulagée, parce qu'il me semblait qu'il ne souffrait plus. Il y avait le docteur Onorato d'un côté du lit, l'infirmière et moi de l'autre, mon frère au fond de la chambre. Brancaleone s'est éteint avec l'abandon serein d'un enfant. Demain à deux heures aura lieu l'enterrement. Après, je fermerai et expédierai cette longue lettre...

Le 5 mai : Après quatre mois, Brancaleone est ressorti dans les rues de Milan, enfermé dans un petit cercueil de bois clair. C'est la première véritable journée de printemps ; il fait très chaud, il n'y a pas de vent : c'est une journée qui lui aurait plu...»






Oeuvres de Brancaleone : en haut, Pensieri tristi, 1941

au centre, Pensieri tristi, 1941 (détail)

en bas, Giovane assorto, 1940

3 commentaires:

  1. Belle note bleue tendre et nostalgique. Bonheur de revoir ces toiles...

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    1. C'est un petit hommage au neveu de Brancaleone, Francesco Leone Cugusi, qui a tant fait pour remettre dans la lumière l’œuvre de son oncle, et qui est mort à Cagliari la semaine dernière...

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  2. Ah, je comprends mieux ce retour à Brancaleone et la photo de Cagiari. Merci.

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