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mardi 13 avril 2010

Léopardi et la modernité


Le recueil des Pensées de Léopardi contient 111 textes de longueur variable (certains sont proches de l'aphorisme, d'autres beaucoup plus développés). Ils ont été écrits dans la dernière partie de la vie de l'auteur, sans doute entre 1831 et 1835 (Léopardi meurt en 1837), et publiés de façon posthume en 1845. Le titre envisagé par Léopardi était d'abord celui-ci : Pensées sur les caractères des hommes et leur conduite dans la société. Je me suis amusé ici à rajouter des surtitres pour mettre en résonance quelques unes de ces Pensées avec quelques aspects de notre modernité...

Sur le livre électronique :


On peut mesurer la sagesse économique de ce siècle à la vogue des éditions dites compactes, où l'on épargne beaucoup le papier, mais fort peu la vue. Malgré cet effort pour économiser le papier dans les livres, on voit bien que la mode actuelle est d'imprimer beaucoup et de ne rien lire. C'est à cette mode également que nous devons l'abandon des caractères ronds, en usage autrefois partout en Europe, au profit des caractères longs. Si l'on y ajoute l'éclat du papier, voilà des ouvrages aussi agréables à regarder que nuisibles aux yeux du lecteur ; ce qui convient parfaitement à une époque où les livres sont faits pour être vus, non pour être lus.

Sur la crise de l'Education nationale :

Nous savons bien que ceux que nous chargeons d'éduquer nos enfants n'ont, pour la plupart, pas reçu d'éducation eux-mêmes. Et nous n'ignorons pas qu'ils ne peuvent transmettre ce qu'ils n'ont jamais appris et qui ne peut s'acquérir d'une autre manière.

Sur la réforme des retraites :


L'homme est condamné soit à consumer sans but sa jeunesse, alors que c'est pour lui la seule période qu'il peut consacrer à assurer son entretien futur ; soit au contraire à la perdre, afin d'offrir des jouissances à cette partie de la vie où il ne sera plus capable de jouir.


Sur les entreprises de charité médiatique :


Ce qui nous pousse à nous rendre utiles et à œuvrer pour de bonnes causes, réside avant tout dans l'estime que nous nous prodiguons.


Sur les blogs, les blogueurs, le Salon du Livre, le Printemps des poètes, la Fête de la Musique, etc... :


Si j'avais le génie de Cervantès, qui a purgé l'Espagne de la vogue des chevaliers errants, je ferais un livre pour purger l'Italie et aussi le monde civilisé d'un vice qui, compte tenu de la douceur de nos mœurs, et peut-être aussi dans l'absolu, n'en est pas moins cruel et barbare que les restes de brutalité médiévale fustigés par Cervantès. Je parle de ce vice qui consiste à lire et à réciter aux autres ses propres productions littéraires : c'est un mal qui sévit depuis la plus haute antiquité, mais qui resta longtemps supportable en raison de sa rareté ; mais maintenant que tout le monde se mêle de créer et qu'il n'est rien de plus difficile que de trouver quelqu'un qui ne soit point auteur, c'est devenu un fléau, une calamité publique, un tourment supplémentaire infligé à l'humanité. Je ne plaisante pas quand j'affirme que cette manie rend suspectes les relations et dangereuses les amitiés ; en vérité personne ne se trouve plus en sûreté nulle part et chacun risque à tout moment de subir le supplice d'interminables proses et de milliers de vers, sans même que le prétexte longtemps allégué pour justifier ces séances, à savoir l'avis de l'auditeur, ne soit invoqué aujourd'hui ; en effet tout se passe manifestement dans le seul but de donner à l'auteur le plaisir d'être écouté et de se voir décerner à la fin les compliments obligés. Je crois vraiment qu'il est peu d'occasions où apparaisse davantage la puérilité foncière de l'homme et où l'amour de soi puisse conduire à un tel degré d'aveuglement et de sottise.

Giacomo Léopardi Pensées (Traduction : Joël Gayraud, éditions Allia)

Pensieri de Léopardi : texte italien intégral.

7 commentaires:

  1. J'adôôôre !!!
    Il faut que je lise Leopardi. Saviez-vous que Cioran le tenait comme un des plus grands penseurs ?

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  2. Schopenhauer et Nietzsche étaient aussi des lecteurs passionnés de Léopardi. Si vous voulez découvrir Léopardi, je vous conseille de commencer par les "Pensées" et les admirables "Petites œuvres morales". Si vous accrochez, vous êtes mûrs pour plonger dans le grand fleuve du "Zibaldone", qui est vraiment une expérience de lecture extraordinaire. Tous ces ouvrages sont édités par Allia, dans des traductions impeccables : c'est un très beau travail d'édition qui permet de découvrir ce grand auteur en français dans les meilleures conditions possibles.

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  3. Les admirables propos que vous proposez sont éloquents... Je vous trouve cependant bien sévère, concernant le rapprochement que vous faites entre les innombrables manifestions "festivo-culturelles" et le monde des blogues... Ces derniers ne s'imposent pas, ne croyez-vous pas ? Ils ne sauraient être visités que volontairement, ce qui les distingue de l'universel reportage obligatoire et clamé sur la place publique, ainsi que des écrits dont l'auteur nous force à les entendre. En somme, ils sont comme les livres sur les étals d'une librairie : parmi les titres de *** et de ***, nous élisons ***, sans avoir été forcés de les élire, ni de les écouter, ni de les lire... Ce n'était, vous l'aurez compris, qu'un clin d'oeil amical au beau rappel que vous faites des écrits de l'immense Italien. Bien à vous.

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  4. Frédéric Tison15 avril 2010 à 18:52

    Erratum : "manifestations", pardon, au lieu de "manifestions"... !

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  5. Oui, vous avez raison, le rapprochement avec les "blogs" est sans doute un peu forcé, mais ces rapprochements sont tous plus ou moins approximatifs et facétieux ; le fait même que cette critique des blogs apparaisse sur un blog en limite de toute façon considérablement la portée... L'essentiel pour moi était, comme vous l'avez bien compris, de citer quelques beaux passages de ces intemporelles "Pensées".

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  6. Du même G.L. déplorant que chacun se veuille auteur sans que plus personne ne soit lecteur, il y a cette phrase assassine.

    Et Leopardi avait aussi prévu l'Internet ! Ou, plutôt, notre société de surinformation universelle et instantanée.

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  7. Ah oui, c'est très bien vu : merci pour ces deux citations, cher ami !

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