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jeudi 30 avril 2009

La nuit de Capri



J'ouvre ma fenêtre et c'est la nuit de Capri sur la mer. Je la ferme et c'est la nuit de Capri dans ma maison solitaire, à pic sur la mer, la nuit italienne sur les livres et tableaux de ma bibliothèque : La plage normande de Dufy, trois des Paysages parisiens de Delaunay, La Jeune Femme au concert de Kokoschka, Le Déjeuner sur l'herbe de Pascin, Le Crucifiement de Chagall ; la nuit grecque de Capri sur le bouquet de fleurs de Giorgio Morandi, sur La Plage de Versilia de De Pisis, sur le carrelage de faïence blanche à la lyre couronnée de laurier, dessiné par Goethe en marge du manuscrit de son voyage en Italie.
J'ouvre la fenêtre et bientôt ce sera l'aube. Le ciel est clair sur les sommets du Cilento blancs de neige, sur les colonnes des temples de Paestum, là, en face : sur le promontoire d'Agropoli et le cap Palinure. D'ici peu le soleil brisera la coque de l'horizon et sur la mer, les montagnes, le rivage de ce désert d'eau, de rochers, de pins, de myrtes, de cyprès, naîtra la voix de l'homme.
Je sors : c'est déjà l'aube. Je prends le sentier de Matromania et, sur la prairie d'asphodèles, je m'arrête pour cueillir un rameau d'yeuse. Ce rameau est l'image de l'Italie ; ces feuilles vertes, découpées comme un rivage de mer, ces feuilles sont l'Italie. Laquelle est chose de la nature, un produit de la nature, et les hommes qui y naissent sont, eux aussi, chose de la nature ; ils sont les fruits de ce rameau, de beaux animaux. Dans la clarté argentée de l'aube, je les entends s'appeler de rocher à rocher, d'olivier à olivier, de barque à barque. Ils ont des voix douces, lentes, lointaines. Ce ne sont pas des voix d'hommes, ce sont des voix de la nature, comme la voix de la mer, du vent, des feuillages ; des oiseaux marins ; comme les voix des bêtes qui s'entr'appellent de la terre et de la mer.

Curzio Malaparte Ces chers Italiens, Stock, 1962.

Traduction : Mathilde Pomès.

La meilleure biographie de Malaparte : L'Arcitaliano, de Giordano Bruno Guerri, ed. Bompiani. (Traduction française : Malaparte, Denoël, 1980 (épuisée)).

Source de l'image : Site Flickr

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