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vendredi 19 juin 2015

La Mer




Je cite ici, dans une traduction personnelle, un deuxième extrait de l'ouvrage I racconti di Nené, d'Andrea Camilleri ; je rappelle qu'il ne s'agit pas à l'origine d'un texte écrit, mais de la retranscription d'une conversation de l'écrivain avec deux journalistes :

« Mer...
La mer me fait d’abord penser aux pêcheurs, les merveilleux pêcheurs de mon pays. 
D’abord avec leurs tartanes, qui étaient des sortes de barques à voile, puis avec les chalutiers, dans la période faste de Porto Empedocle, qui était alors le deuxième port de pêche italien, avant de perdre cette place en faveur de Mazara del Vallo. 
Chaque fois que je monte sur une bateau, je sens se recomposer en moi une sorte d’équilibre, que je perds aussitôt quand je regagne la terre ferme.
Je peux encore plonger et rester sous l’eau assez longtemps. Et je m’amusais beaucoup en jouant ce bon tour à ceux qui ne me connaissaient pas : rester longtemps sous l’eau en apnée et susciter l’inquiétude chez ceux qui m’accompagnaient. Et je parviens à la faire encore aujourd’hui malgré toutes les cigarettes que je fume.




En somme, l’élément aquatique est fondamental pour moi. 
La première fois que je quittai Porto Empedocle pour gagner l’intérieur de la Sicile, j’allai à Caltanisseta avec mon père, pour je ne sais plus quelle raison ; nous partagions la même chambre. 
J’étais enfant et je n’arrivai pas à trouver le sommeil. 
Mon père me demanda : "Pourquoi ne dors-tu pas ?"
Je ne parvenais pas à m’endormir sans comprendre pourquoi. Puis je me rendis compte que le bruit de la mer me manquait. 
J’ai assisté à de grands moments d’héroïsme liés à la mer. J’ai passé toute la période de la guerre à Porto Empedocle, où se trouvaient les navires de l'armée, et là, j’ai pu connaître des gens qui recevraient par la suite la médaille de la Valeur Militaire. 
Je me souviens par exemple de l’attaque mémorable d’un contre-torpilleur à trois cheminées, du même modèle que ceux que l’on utilisait pendant la guerre de 14-18. Ce contre-torpilleur était commandé par le Capitaine de vaisseau Margottini, qui avait amené son chien à bord. 
Un jour, pendant une patrouille, il se retrouva en face de la totalité de la flotte anglaise qui commença à le bombarder. Il comprit aussitôt que s’il voulait essayer de les couler, il devait s’approcher d’au moins trois-cents mètres, ce qui le rendait particulièrement vulnérable. Il arriva à trois-cents mètres de distance avec son navire en flammes, et il tira ; il toucha un croiseur, mais coula avec tout son équipage. 
Son chien, quand il le vit sur le point de se noyer, le saisit au collet et le ramena à la surface, lui sauvant ainsi la vie. 
Quand le Capitaine Margottini vint nous rendre visite, le chien eut droit à la place d’honneur et prit part avec nous aux festivités qui durèrent toute la soirée. 
J’aurais bien d’autres épisodes du même genre à raconter !




Toujours au sujet de la mer, je dois dire que le plus beau prix littéraire que j’ai reçu, celui que j’ai le plus apprécié, m’est venu de l’île bretonne d’Ouessant, là où les plus gros bateaux de pêche, ceux qui restent en mer pendant des mois, font escale avant leur départ. 
Sur l’île d’Ouessant, dont on peut faire le tour en quatre heures, et qui n’est qu’un morceau de terre autour d’un phare, avec quelques maisons et un port de pêche, on décerne chaque année un prix littéraire consacré à la littérature insulaire, autrement dit aux auteurs qui vivent dans une île.
Mon roman Il Birraio di Preston [Le Brasseur de Preston] (1) se trouvait parmi les ouvrages sélectionnés. Le jury se réunit sur un chalutier et décida de me décerner le prix. 
La dotation était de quinze mille francs, mais on me précisa qu’il n’était pas nécessaire que je me déplace sur l’île pour les recevoir ; il suffisait que je fournisse mon adresse et mes coordonnées bancaires. On m’envoya donc la somme accompagnée de la motivation du jury qui était exactement celle-ci : "Bon livre" (2). 
C’est à mon avis l’une des plus belles motivations que l’on puisse trouver pour attribuer un prix à un roman ! »

Andrea Camilleri   I racconti di Nené  Universale Economica Feltrinelli, 2014  (Traduction personnelle)

(1) Il Birraio di Preston est paru en France sous le titre L'Opéra de Vigata, Editions Métailié, 1999.

(2) en français dans le texte








Images : (1) et (2) Angelo Spataro  (Site Flickr)


(4) Giovanni Fucà  (Site Flickr)




4 commentaires:

  1. Vous évoquiez hier par un texte magistral d'Andrea Camilleri ce mystère d'union d'une amitié véritable. J'en frémis encore. Et voici ce jour une union tout aussi absolue et mystérieuse celle de celui ou celle qui est né(e), a grandi près de la mer et ne peut s'éloigner longtemps de sa présence sacrée, presque mythique. Quand on côtoie un de ces êtres on sait qu'il (elle) appartient à cette révélation, cet équilibre entre ombre et lumière, ces soupirs des vagues lourdes et écailleuses, cette amertume de l'écume mais aussi cette plénitude palpitante, ce tragique solaire. Par la limite qu'elle donne aux îles, la mer enfante des rebelles. Voilures ou bras effleurant les eaux pour vivre libre.
    Quelques mots d'Albert Camus :
    "Si je devais mourir, entouré de montagnes froides, ignoré du monde,renié par les miens, à bout de forces enfin, la mer, au dernier moment, viendrait me soutenir au-dessus de moi-même et m'aider à mourir sans haine."

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  2. Beau texte.
    Il existe cependant plusieurs "mare" in Italia, ce pays en est entouré.
    Faire le tour de l' Italie par ses côtes et ses chansons ( à propos de la mer), quel programme!

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    1. Les mers ? La mer immense. Les eaux profondes et puissantes du songe, du désir et du grand amour, une et innombrable ouvrant la voie au sacré...
      "Une même vague par le monde, une même vague notre course.(...) Au cœur de l'homme, solitude. Étrange l'homme, sans rivage, près de la femme, riveraine. Et mer moi-même à ton orient, comme à ton sable d'or mêlé, que j'aille encore et tarde, sur ta rive, dans le déroulement très lent de tes anneaux d'argile --- femme qui se fait et se défait avec la vague qui l'engendre."
      Saint-John Perse - "Amers".

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