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vendredi 10 octobre 2014

Pour ne pas se perdre




Presque onze heures du soir. Quand il se trouvait seul chez lui, à cette heure-là, il ressentait souvent ce qu'on appelle un « passage à vide ». Alors, il allait dans un café des environs, ouvert très tard, la nuit. La lumière vive, le brouhaha, les allées et venues, les conversations auxquelles il avait l'illusion de participer, tout cela lui faisait surmonter, au bout d'un moment, son passage à vide. Mais depuis quelque temps il n'avait plus besoin de cet expédient. Il lui suffisait de regarder par la fenêtre de son bureau l'arbre planté dans la cour de l'immeuble voisin et qui conservait son feuillage beaucoup plus tard que les autres, jusqu'en novembre. On lui avait dit que c'était un charme, ou un tremble, il ne savait plus. Il regrettait toutes les années perdues au cours desquelles il n'avait pas fait assez attention aux arbres ni aux fleurs. Lui qui ne lisait plus d'autres ouvrages que l'Histoire naturelle de Buffon, il se rappela brusquement un passage des Mémoires d'une philosophe française. Celle-ci était choquée de ce qu'avait dit une femme pendant la guerre : « Que voulez-vous, la guerre ne modifie pas mes rapports avec un brin d'herbe. » Elle jugeait sans doute que cette femme était frivole ou indifférente. Mais pour lui, Daragane, la phrase avait un autre sens : dans les périodes de cataclysme ou de détresse morale, pas d'autre recours que de chercher un point fixe pour garder l'équilibre et ne pas basculer par-dessus bord. Votre regard s'arrête sur un brin d'herbe, un arbre, les pétales d'une fleur, comme si vous vous accrochiez à une bouée. Ce charme — ou ce tremble — derrière la vitre de sa fenêtre le rassurait. Et bien qu'il soit presque onze heures du soir, il était réconforté par sa présence silencieuse.

Patrick Modiano  Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier  Éditions Gallimard, 2014








Images : en haut, Site Flickr

en bas, Paulette Chevrin  (Site Flickr)




1 commentaire:

  1. Quelle profonde voix que celle de Billie Holiday pour accompagner les fêlures de Patrick Modiano. J'aime son écriture subtile, lente, fragile pour poser sur le présent cette petite musique qui nous vient de ce qui se cache derrière l'oubli... Oui, un brin d'herbe comme un esquif pour se sauver d'une sorte de noyade. Le présent... si âpre... parfois.
    Pour en revenir à la page précédente, oui, j'efface parfois un commentaire. Sorte de palimpseste de mon ciel intérieur.
    Modiano, en dehors de toute reconnaissance - même prestigieuse - chamboule le cœur et la mémoire par ses romans. Quelle écriture singulière qui se fraie dans l'encre des mots un chemin périlleux. Et quand on l'écoute, incertain,on sait qu'il ne ment pas, comme les poètes...

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