Un extrait du dernier volume de la série Notes d’un peintre, de Jean-Paul Marcheschi, dont il a été déjà souvent question dans ce blog. L’ouvrage s’intitule L’ouvert sans fin des peintres, et l’on y trouve de passionnantes analyses sur les œuvres de Cézanne, Rodin (ses aquarelles et dessins), Picasso, Twombly. Comme les volumes précédents, celui-ci se présente sous forme de fragments, un peu à la manière de Barthes ; rien de didactique et de « raisonné », à la manière d’un traité, mais plutôt des opinions, humeurs brèves, intuitions. Tout est pris dans le mouvement d’une pensée qui ne s’interdit pas la digression. « Qu’un sens brille un instant, écrit Marcheschi dans son avant-propos, très vite il s’abolit. Non qu’il soit détruit ou perdu, mais qu’il se transforme et se change en un autre. Il faudrait aussi ajouter que ces livres sur l’art sont des reconnaissances de dette, des ex-voto, des remerciements vis-à-vis de ces maîtres que je découvrais enfant ou adolescent, qui non seulement me firent peindre mais m’accueillirent. La joie qu’ils me procurèrent, je la rends à ma façon dans ces écrits qui sont d’abord un exercice de gratitude. » Je cite ici un extrait du chapitre consacré aux dernières années de Cézanne ; il s’agit du fragment intitulé L’éclair de Bâle.
Dans le cas de Cézanne, pour en venir à la question énigmatique de la mémoire, il faut un modèle. Prenons n’importe lequel de ses tableaux — la Sainte-Victoire de Bâle, par exemple ; on fait le voyage de Bâle, on déambule dans les salles du Kunst Museum. On ne sait trop ce que l’on va découvrir. Et voici qu’en arrière de la vue, quelque chose remue qui n’a forme, ni nom. C’est un point blanc — gris-blanc — un cristal qui explose, ourlé de bleu. On est comme aimanté. Plus moyen de s’échapper. On n’est plus aux commandes — ni de son œil, ni de son esprit. Il n’est que de se laisser porter (plus qu’une perception précise, il s’agit d’une onde). Voilà la longue distance de l’œuvre qui s’est mise au travail. À notre insu, on est dirigé lentement vers la tache. Voici qu’apparaît le format (« paysage », de modestes proportions : 60 x 70 centimètres). On ne sait toujours pas ce que l’on voit : une sorte de tapis, de tissu dressé, moucheté, raidi de couleurs ?
Ce trouble, pourtant, Rilke l’a bien décrit : « Même quand on ne regarde aucun de ses tableaux en particulier, rien qu’en restant debout entre deux salles, on sent leur présence se reformer avec une colossale réalité. » Rien de « magique » ici. Expérience éminemment physique, au contraire — concrète, profonde. Mais poursuivons (revenons à Bâle). Le visiteur progresse, il s’avance lentement (change constamment de distance). À un moment donné une vague ressemblance se fait : masse feuillue, rugueuse, droite. Paysage ? Lointains bleutés, ocres, verts émeraude, bleus outremer, gris, trouée blanche ? Montagne claire qui se penche vers la droite ? On s’avance et c’est comme « si les peaux de l’œil tombaient une à une », on se voit voyant. On se sent plus vivant, plus actif, plus présent ; On ressent physiquement le tissu rétinien et chacun des bâtonnets colorés qui le composent.
On a perdu le sujet. Le voici qui revient ! Soudain, sous l’action des touches — tellement présentes — à la fois dissociées et unifiées (par le vide, le blanc écru de la toile) qui s’agrippent à la surface du tableau, dont on commence à voir la trame, les fils verticaux, tressés, la ressemblance s’évanouit (plutôt elle s’épaissit). On se rapproche encore : l’œuvre est à trois mètres de nous. Cette fois le thème est complètement détruit (détruire le thème — la loi — et la saisir justement — c’est Cézanne ! C’est l’Exode de la peinture, Moïse au Sinaï (autre histoire de montagne)). Il ne se reconstruira plus. On ne peut plus s’arrêter. On est encore plus près (à moins d’un mètre du tableau). Au-delà du miroir. Mais quel miroir ? Ici pas de miroir, ni d’image ! L’au-delà c’est l’ici — l’absolument là. La lumière de la ville — lumière froide et blanche, parce qu’on est au printemps, reflétée par le vaste fleuve — entre dans les fentes laissées blanches par le peintre. C’est Bâle qui pénètre dans le tableau. Lui, se tient fermement dans son propre temps. Lequel ? Il fonce vers son amont, vers Pompéi, Naples, la Campanie. Pourtant, c’est la Provence, sa lumière de 1906, exactement saisie ! Mais pas tout à fait non plus ! On recule quelque peu et tout recommence. Mais à rebours. Cavare sans fin.
Jean-Paul Marcheschi Cézanne Rodin Picasso Twombly... L'ouvert sans fin des peintres Art 3 éditions, 2016
Ce trouble, pourtant, Rilke l’a bien décrit : « Même quand on ne regarde aucun de ses tableaux en particulier, rien qu’en restant debout entre deux salles, on sent leur présence se reformer avec une colossale réalité. » Rien de « magique » ici. Expérience éminemment physique, au contraire — concrète, profonde. Mais poursuivons (revenons à Bâle). Le visiteur progresse, il s’avance lentement (change constamment de distance). À un moment donné une vague ressemblance se fait : masse feuillue, rugueuse, droite. Paysage ? Lointains bleutés, ocres, verts émeraude, bleus outremer, gris, trouée blanche ? Montagne claire qui se penche vers la droite ? On s’avance et c’est comme « si les peaux de l’œil tombaient une à une », on se voit voyant. On se sent plus vivant, plus actif, plus présent ; On ressent physiquement le tissu rétinien et chacun des bâtonnets colorés qui le composent.
On a perdu le sujet. Le voici qui revient ! Soudain, sous l’action des touches — tellement présentes — à la fois dissociées et unifiées (par le vide, le blanc écru de la toile) qui s’agrippent à la surface du tableau, dont on commence à voir la trame, les fils verticaux, tressés, la ressemblance s’évanouit (plutôt elle s’épaissit). On se rapproche encore : l’œuvre est à trois mètres de nous. Cette fois le thème est complètement détruit (détruire le thème — la loi — et la saisir justement — c’est Cézanne ! C’est l’Exode de la peinture, Moïse au Sinaï (autre histoire de montagne)). Il ne se reconstruira plus. On ne peut plus s’arrêter. On est encore plus près (à moins d’un mètre du tableau). Au-delà du miroir. Mais quel miroir ? Ici pas de miroir, ni d’image ! L’au-delà c’est l’ici — l’absolument là. La lumière de la ville — lumière froide et blanche, parce qu’on est au printemps, reflétée par le vaste fleuve — entre dans les fentes laissées blanches par le peintre. C’est Bâle qui pénètre dans le tableau. Lui, se tient fermement dans son propre temps. Lequel ? Il fonce vers son amont, vers Pompéi, Naples, la Campanie. Pourtant, c’est la Provence, sa lumière de 1906, exactement saisie ! Mais pas tout à fait non plus ! On recule quelque peu et tout recommence. Mais à rebours. Cavare sans fin.
Jean-Paul Marcheschi Cézanne Rodin Picasso Twombly... L'ouvert sans fin des peintres Art 3 éditions, 2016
On peut commander le livre sur le site de la galerie Plessis
Images : Cézanne, La Sainte-Victoire vue des Lauves, 1904-1906 Kunst Museum, Bâle
Très juste approche de J6P.Marcheschi. Quel combat entre le peintre et ce paysage, entre cette montagne Sainte-Victoire et la lumière de Provence. L'une s'adossant à l'autre, l'une dévorant l'autre. Et lui, intense, patient, tenace, fidèle œil rivé au paysage au-delà de tout ce qui est représentable. Les couleurs, le pinceau, la main. Et le temps aboli.
RépondreSupprimerAh, j'avais raté cette magnifique série de textes et de toiles de "l'ouvert sans fin des peintres". Quelle intelligence pour rendre compte de ce bourdonnement de l’œuvre dans les salles où elles sont serrées les unes près des autres... C'est tout un vacillement de lumières, de miroitements, de tremblements, une pensée bondissante d'une couleur à l'autre. Il était en urgence face à ce paysage, superposant, juxtaposant, obstinément comme s'il avait peur d'une perte, d'être séparé. Se peignant autant qu'il peignait. Son acte de peindre, Jean-Paul Marcheschi a su l'approcher, coïncider avec lui. Violet, vert, ocre et bleu, les touches du désir...
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