Translate

dimanche 4 octobre 2015

François et les rats d'Assise




À l'occasion de la fête de saint François, voici ma traduction d'un bel apologue de Dacia Maraini, lu en juin dernier dans le cadre de La Milanesiana, un festival organisé par Elisabetta Sgarbi, et publié quelques jours plus tard dans le Corriere della sera

Il y a un tableau qui représente un saint François encore jeune mais déjà éprouvé par la maladie qui, les yeux mi-clos, assis sur un rocher dans le petit jardin de San Damiano, semble perdu dans ses pensées. La légende raconte que c’est justement à cet endroit-là, un matin de l’année 1224, après une nuit de grandes souffrances physiques passée dans une cellule curieusement "envahie par les rats", que François a écrit les vers de l’un des plus beaux poèmes de la littérature italienne. 

François, épuisé par la fièvre et par les douleurs dont il est perclus, est étendu sur son lit dans la petite cellule nue. Soudain, il perçoit un léger bruissement qui monte du sol. Il tourne la tête et voit des petits animaux noirs et silencieux qui sortent par dizaines d’un trou dans le mur et envahissent le sol. Personne n’ignore qu’il y a des rats dans le couvent, mais est-il possible qu’ils se soient tous donnés rendez-vous dans sa cellule ? Quand il les découvre, noirs et velus, accroupis sur le sol, indifférents à sa présence, François a un mouvement de dégoût. Non seulement, ils ne se préoccupent pas de lui, mais ils semblent tellement absorbés dans leurs activités qu’ils poussent de petits cris, se heurtent, sautillent, soulevant et abaissant leurs petites queues noires sans se préoccuper le moins du monde de son corps accablé par la douleur, allongé sur le grabat. François ferme les yeux, murmure une prière entre ses lèvres et rouvre les yeux en espérant que tout cela ne soit qu’un rêve. Mais non, les rats sont toujours là, et ils se sont même entre temps multipliés. Le sol est couvert de petits animaux laineux qui semblent s’être réunis pour une assemblée. François tressaille. « Et s’ils montent sur le lit et m’attaquent ? » s’interroge-t-il épouvanté. Mais il s’agit certainement d’un délire provoqué par la fièvre. Il se dit qu’il a des visions, que tout cela est le fruit de son imagination. Et pour se rassurer, il se pince le bras. Mais il doit admettre que non, il n’est pas en train de rêver ou de délirer. Les rats sont bien là et ils continuent à entrer depuis un trou qui se trouve au fond de la cellule. Plus qu’un trou, c’est une fissure à peine visible qui s’ouvre entre le sol et le mur. Ils entrent par deux ou par trois et vont rejoindre les autres. Mais que voulez-vous de moi ? hurle François, épouvanté, tandis que la vision de ce spectacle accentue les douleurs qui lui traversent le corps.




Mais ensuite, sa nature douce et contemplative reprend le dessus. Il se soulève sur le côté, et appuyé sur un coude pour soutenir sa tête douloureuse, il se met à les observer avec attention. Eux aussi sont des créatures de Dieu, se dit-il. Et tout doucement, en les observant attentivement, il comprend que ces petits animaux sont organisés en familles : un père replet et une mère un peu plus menue, s’aidant de leurs dents et de leurs queues, traînent après eux les petits qui viennent de naître : de petits rats gris avec une queue rose. Mais pourquoi sont-ils venus dans sa cellule ? Les lèvres gracieuses s’ouvrent sur un tendre sourire : ces petites bêtes ont peut-être entendu parler de lui, de son affection pour les animaux. Ne dit-on pas qu’il s’est longuement entretenu avec un loup ? Qu’il a prêché pour les oiseaux sur les branches ? Par conséquent, sa cellule n’est-elle pas le lieu le plus sûr pour y tenir une grande réunion familiale ? On le sait, les rats se reproduisent rapidement et chaque nouveau-né se retrouve entouré d’au moins trois-cents cousins et trois-cents cousines. Et puis, il y a aussi les oncles, les grands-pères, les tantes, les grands-mères. Et tout cela fait beaucoup de créatures. 

Mais pourquoi se sont-ils réunis aujourd’hui ? Pour festoyer ou pour piller ? François les observe avec une attention passionnée et il s’aperçoit qu’ils ont petit à petit formé un cercle au milieu duquel ils ont posé un paquet de la grosseur d’une pomme. Quand tous les rats sont assis, l’un deux va soulever avec les dents et les petites pattes le chiffon qui enveloppe le paquet. Les autres rats suivent attentivement ces gestes rapides et efficaces. Finalement, le chiffon tombe à terre et au milieu du cercle apparaît un gros morceau de fromage à peine taché par la moisissure qui lui donne sur les côtés une couleur entre le bleu et le rose évoquant une aube printanière. Quelle merveille, ce fromage ! Obéissant à l’ordre de celui qui semble être le chef, la première rangée de rats s’approche du mets et avec leurs dents acérés en découpe une part. Les autres observent et surveillent dans un silence absolu. Même les plus petits restent là immobiles et muets, les yeux fascinés fixés sur l’appétissant morceau de fromage. Dès que le premier cercle a terminé, il regagne sa place en s’écartant un peu et c’est au tour du deuxième cercle, qui s’approche à son tour, en ordre, pour ronger la part qui lui revient. Et ainsi de suite, jusqu’au cinquième, au sixième cercle. Sans qu’aucun des rats, les grands comme les petits, ne cherche à s’imposer pour emporter une plus grande part que celle qui lui revient. Enfin, quand tous ont achevé de ronger et de mâcher, les voilà qui se dirigent en ordre vers l’ouverture dans le mur et patiemment, sans aucune bousculade, disparaissent de l’autre côté de la paroi, en se faisant tout petits pour passer à travers la fissure.




Un seul rat est demeuré dans la chambre, et maintenant il s’approche délicatement du lit du malade, tel un vieux sage. Il soulève sa petite tête où de longues moustaches tremblent légèrement sur son museau humide et il se tourne vers le saint en lui jetant un regard attentif. Il le regarde exactement de la même façon que l’avait fait le loup : avec amitié et gratitude. Les mots sont superflus. Ces yeux petits et écarquillés, étincelants de joie de vivre, lui disent que la nature est belle, que le soleil est un frère, comme sont des sœurs la lune et les étoiles, que l’eau et le feu sont les amis de l’homme, mais aussi ceux des rats. Puis, après avoir esquissé une légère et gracieuse révérence, comme pour lui dire « excusez nous pour le dérangement, nous ne sommes pas obsédés par la nourriture, nous avons seulement faim », le rat disparaît à son tour de l’autre côté du mur. Par terre, il n’est rien resté, même pas une miette de nourriture. Même le chiffon qui enveloppait le fromage a disparu. Dans l’air, il ne subsiste qu’une légère odeur musquée. François sourit et sent que les douleurs ont mystérieusement abandonné son corps fiévreux. Il quitte donc son lit et sort dans le petit jardin de San Damiano, où, assis sur une pierre au soleil tiède du nouveau printemps, il se met à écrire ces mots clairs et délicats, beaux et frais, qui aujourd’hui encore nous communiquent un sentiment de fraternité avec la nature. Faut-il en remercier les rats d’Assise ? 

Dacia Maraini  Francesco e i topi di Assisi  (texte lu le 27 juin dans le cadre de La Milanesiana, un festival conçu et dirigé par Elisabetta Sgarbi. Le texte a été publié dans le Corriere della sera du 29 juin)  (Traduction personnelle)

On peut lire ici le texte original de Dacia Maraini. (Si può leggere qui il testo originale di Dacia Maraini)










Très haut tout-puissant, bon Seigneur, 
à toi sont les louanges, la gloire 
et l’honneur et toute bénédiction. 
À toi seul, Très-haut, ils conviennent 
Et nul homme n’est digne de te mentionner. 

Loué sois-tu, mon Seigneur, 
avec toutes tes créatures, spécialement, monsieur frère Soleil, 
lequel est le jour et par lui tu nous illumines. 
Et il est beau et rayonnant avec grande splendeur, 
de toi, Très-Haut, il porte la signification. 

Loué sois-tu, mon Seigneur, 
par sœur Lune et les étoiles, 
dans le ciel tu les as formées claires, 
précieuses et belles. 

Loué sois-tu, mon Seigneur, 
par frère Vent 
et par l’air et le nuage 
et le ciel serein et tout temps, 
par lesquels à tes créatures tu donnes soutien. 

 Loué sois-tu, mon Seigneur, 
par sœur Eau, laquelle est très utile 
et humble et précieuse et chaste. 

Loué sois-tu, mon Seigneur, 
par frère feu par lequel 
tu illumines dans la nuit, et il est beau 
et joyeux et robuste et fort. 

Loué sois-tu, mon Seigneur, 
par sœur notre mère Terre, 
laquelle nous soutient et nous gouverne 
et produit divers fruits 
avec les fleurs colorées et l’herbe. 

Loué sois-tu, mon Seigneur, 
par ceux qui pardonnent pour ton amour 
et supportent maladies et tribulations. 
 Heureux ceux qui les supporteront en paix, 
car par toi, Très-Haut, 
ils seront couronnés. 

 Loué sois-tu, mon Seigneur, 
par sœur notre mort corporelle, 
à laquelle nul homme vivant ne peut échapper. 
Malheur à ceux qui mourront dans les péchés mortels. 
Heureux ceux qu’elle trouvera 
dans tes très saintes volontés, 
car la seconde mort ne leur fera pas mal. 

 Louez et bénissez mon Seigneur, 
et rendez-lui grâce et servez-le 
avec grande humilité.



Images : en haut, Rainer Michael Hawlicek  (Site Flickr)

au centre, (1) Bestiaby  (Site Flickr)

(2) Valerio Seveso  (Site Flickr)

en bas, Valerio Seveso  (Site Flickr)

7 commentaires:

  1. Réponses
    1. Oui, on a trop tendance à l'envelopper d'une douceur lénifiante. Cet homme a su se dresser contre son père, sortir nu, laissant tous ses vêtements, se dresser plus d'une fois contre les clercs et la richesse éhontée des prélats. Il était fou amoureux de Claire... Ne pouvant charnellement vivre cette passion, il fallait bien qu'il offre le trop plein aux oiseaux, aux loups, à la pluie, à la rosée, au soleil... J'aime ces trois photos. Elles sont, par cette sculpture, une sacrée présence de son regard sur la douceur du paysage.
      Quant aux rats, ce bel apologue est bien mystérieux... Que faut-il comprendre de ce grouillement d'abord terrifiant puis délicatement prévenant. Ils avaient faim... Est-ce, au-delà du temps, un petit clin d’œil pour changer notre regard sur l'afflux des migrants, qui ont faim de pain, de liberté, de paix, de culture ?

      Supprimer
    2. C'est le propre des apologues de permettre les multiples interprétations, tout en restant un peu mystérieux !

      Les sources franciscaines présentent en général les rats qui tourmentent François sur son lit de douleur comme un supplice infernal, une ultime épreuve à laquelle il est soumis par le démon. Dacia Maraini a certainement voulu renverser cette tradition, en faisant des rats une présence moins menaçante, et même finalement bienveillante, qui ouvre le chemin qui va conduire François à la louange de toutes les Créatures...

      Supprimer
    3. Ah oui, j'en étais loin ! Merci.

      Supprimer
    4. Et puis, non, pas si loin que ça...

      Supprimer
    5. Avant de découvrir la nouvelle page du dessus - qui s'annonce somptueuse - je voudrais revenir sur mes réactions quant à ce texte de Dacia Maraini sur ce rêve prêté à François d'Assise. Si cet homme (ce saint) est encore évoqué et invoqué aujourd'hui c'est peut-être qu'il était de son temps mais aussi du nôtre. Présence intemporelle que nous reconnaissons aux saints, aux êtres différents, aux philosophes, aux artistes. Quelque chose leur échappe qui vient nous plonger dans une méditation étrange. Ainsi ces rats qui pullulent, envahissant le "territoire" de François, provoquant une peur irraisonnée mais bien réelle qui ne cède que devant l'attention à l'autre, à l'étranger. La découverte de leur prévenance des uns par rapport aux autres, le partage, leur motivation : la faim. Bienvenue à cette présence redevenue sereine de François qui nous parle dans nos obscurités, nos rejets, notre xénophobie.
      Un grand moment de réflexion pour moi même si la Toscane est bien belle et le petit pauvre amoureux de la terre, des plantes, des bêtes, du soleil et de la pluie bien attachant...

      Supprimer