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vendredi 25 septembre 2015

Citadelle de la mémoire




Le musée de Bastia se trouve au cœur de la citadelle, dans l’ancien palais des gouverneurs génois. On peut y voir en ce moment, jusqu’au 4 octobre, l’exposition Abîmes Abysses de Jean-Paul Marcheschi, dont la maison natale se trouve au 12 de la rue Spinola, c’est-à-dire à quelques mètres de ce lieu qui accueille aujourd’hui quelques-unes de ses œuvres, nées des pinceaux de feu, de la cendre, de l’encre, de la cire, de la suie... 




Au rez-de-chaussée, l’exposition s’ouvre sur 333 visages, extraits du projet de 11.000 portraits de l’humanité.




Puis, dans un parcours vertical inspiré de Dante, de l’obscurité vers la lumière, le visiteur descend d’abord dans les profondeurs de la citadelle, vers les anciens cachots, où il pénètre dans un premier abîme : le chant des âmes errantes, le gouffre ou le promontoire des étoiles, une contemplation de la nuit par un grand ensemble d’animaux sculptés (oiseaux, tortues, sangliers), le chant des suicidés, inspiré du chant XIII de L’Enfer ; puis un deuxième abîme : l'arbre, la chute d’un corps dans l’air noir.


Âmes errantes, 2015


Le gouffre (détail), 2015


Inferno, XIII, (les Suicidés), 1999




Des antiphonaires rétroéclairés forment ensuite un chemin qui conduit aux citernes, où l’on peut voir des extraits du cycle du Phâo (le frère visité par l’ange, l’amphithéâtre des morts, le rêve, le plongeur de Paestum) et une merveilleuse évocation de la lune vague en hommage à Mizoguchi (et peut-être aussi à Leopardi).


Sur un conte de la lune vague (détail)


Sur un conte de la lune vague (détail)


On remonte ensuite vers l’entresol et la lumière, avec la salle des astres clairs et des immatériaux, des boîtes à lumière et des sculptures de suie sur plexiglas. 




Au centre, le lac des trois météores et, de part et d'autre, deux grandes compositions : à gauche des Ur-visages, arcanes de la nuit ; à droite, un ensemble important extrait des 11.000 nuits. Le Lac du sommeil et de l’oubli est accompagné de pages d'antiphonaires disposées sur l'un des murs ; sur l'autre, un extrait de la suite Stromboli. On se dirige ensuite vers le studiolo (La salle des livres rouges) : sur des lutrins sont disposés des livres rouges ouverts et, au-dessus, des pages de livres peints. L'ensemble est surplombé d'un grand vitrail d'où l’on aperçoit la Terre. On visite ensuite la salle des tempêtes, des feux rouges, du sanglier. Enfin, au terme du périple, la salle du fond de l’eau où sont évoqués les phénomènes de photoluminescence, les organismes du fond de l'eau : cœlacanthes, posidonies, coraux... Un bateau est dirigé vers la baie vitrée qui donne sur le port, et la grande mer de Toscane où va se perdre le regard du visiteur.


Lac du sommeil et de l'oubli




Extrait des Livres rouges


Extrait des Livres rouges


La Terre, 2015



Volcan, 2014


Cercle rouge avec sciarra, 2014


Sanglier, 2014


Raülh, 2000


 Carré rouge, 2014


Bateau (détail), 2014


Le bateau




Je cite ici la conclusion du très beau texte de Françoise Graziani, que l’on peut lire dans le catalogue de l’exposition : 

« Dante appelle alta fantasia la science qui accorde mémoire et imagination pour concevoir des songes et des fictions. Mais l’accord de ces deux mots, alta fantasia, est intraduisible : il indique un mouvement contradictoire qui consiste à parcourir mentalement des profondeurs abyssales en reliant le plus haut et le plus bas, l’élévation sublime qui "figure" le Paradis et la plongée vers la profondeur des gouffres infernaux. La haute mer, le haut du ciel et la haute montagne sont qualifiés du même nom dans les langues ancienne. Et dans les visages peints par Marcheschi, la profondeur du noir de fumée révèle une communauté entre des vivants et des morts qui sont tous nos contemporains, comme ceux auxquels la "haute imagination" de Dante a donné lieu dans sa mémoire.  

O mente che scrivesti cio ch’io vidi ! Dans la citadelle de la mémoire où sont configurés des mythes, des traces de lectures, s’écrivent des choses vues, des pensées et des sensations. Ainsi le peintre nous fait traverser l’humain (peut-être est-ce là ce que Dante signifie quand il parle de trasumanar) en parcourant des abîmes de pierre et d’eau saturés de rencontres, de visions et d’émotions. »

Merci à Mathieu François du Bertrand pour ses belles photographies de l'exposition  (Site Flickr)

La photographie de la citadelle de Bastia (tout en haut de l'article) est d'Hervé Cheuzeville  (Site Flickr)

On peut se procurer ici le catalogue de l'exposition.

L’œuvre au noir : un entretien avec Jean-Paul Marcheschi

Le site de Jean-Paul Marcheschi 





 Libera me, Domine, de morte aeterna,
in die illa tremenda,
quando coeli movendi sunt et terra,
dum veneris judicare saeculum per ignem.

Délivre-moi, Seigneur, de la mort éternelle, 
 en ce jour redoutable
où le ciel et la terre seront ébranlés,
quand tu viendras éprouver le monde par le feu.



Ricorditi, lettor, se mai ne l’alpe 
ti colse nebbia per la qual vedessi 
non altrimenti che per pelle talpe, 

come, quando i vapori umidi e spessi 
a diradar cominciansi, la spera 
del sol debilemente entra per essi ; 

e fia la tua imagine leggera 
in giugnere a veder com’io rividi 
lo sole in pria, che già nel corcar era. 

Sì, pareggiando i miei co’ passi fidi 
del mio maestro, usci’ fuor di tal nube 
ai raggi morti già ne’ bassi lidi. 

(Dante, Purgatorio, canto XVII) 

Rappelle-toi, lecteur, si jamais dans l'alpe
t'a surpris un brouillard, qui a rendu ta vue
semblable à celle des taupes, à travers leur taie,

comme quand les vapeurs humides et denses
commencent à se dissiper, la sphère du soleil
y fraie  faiblement son chemin ;

ainsi ton imagination comprendra aisément
comment je revis alors le soleil
qui déjà était sur le point de se coucher.

Ainsi, réglant mes pas sur les pas fidèles
de mon maître, je sortis de ce nuage
vers les rayons de lumière, déjà éteints sur les bas rivages.


2 commentaires:

  1. 22 billets sur votre blog, Emmanuel, pour nous faire partager votre attachement à l’œuvre de Jean-Paul Marcheschi ! Je viens de faire un grand voyage dans ses peintures, photos mais surtout dans son regard sur les œuvres des peintres qu'il aime (consignées dans ses livres : Notes d'un peintre...). La quête de cet homme est impressionnante. Les bastiais ont de la chance. Cette nouvelle exposition dans le cadre de la citadelle : quelle merveille !

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  2. Que d'obscurité, de ténèbres, de convulsions dans l’œuvre de Marcheschi... "trasumanar" au-delà de l'humain... Mais de quel côté explorer l'infini ?

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