Je poursuis ici ma petite revue de presse autour de la sortie de l’édition italienne de Tricks (Editions Textus, collection I Romanzi della realtà, dirigée par Walter Siti), avec la traduction d’un article de Andrea Di Consoli, paru dans le quotidien Il Riformista, le 22 mars 2012, sous le titre assez bizarre Gli omosessuali di Renaud Camus stanno bene (Les homosexuels de Renaud Camus vont bien) La lecture de cet article, et de ceux que j’ai déjà repris ici dans mes précédents messages, me semble particulièrement éclairante sur la façon dont la société italienne considère aujourd’hui encore la question de l’homosexualité. On a par exemple vu il y a trois ans en Italie un jeune chanteur, Povia, présenter au festival de la chanson de San Remo (un événement qui réunit chaque année un bon quart de la population italienne devant les écrans de télévision), une chanson intitulée Luca era gay (Luca était gay, on peut voir le clip à la fin de mon message), dans laquelle il raconte l’histoire d’un garçon homosexuel qui un beau jour tombe amoureux d’une jeune fille, trouvant ainsi le bonheur et, sinon la guérison, au moins la rédemption et la sérénité dans le retour à la "normalité"... Dans le même état d’esprit, il n’est pas rare de voir à la télévision italienne, dans les talk shows du dimanche après-midi, un aréopage de prêtres, médecins et psychologues débattre du "douloureux problème" de l’homosexualité, comme Ménie Grégoire le faisait en France au début des années soixante-dix. Dans cette société-là, donc, la manière naturelle, tranquille et innocente dont Renaud Camus aborde le sexe, et en l’occurrence l’homosexe, ne va nullement de soi, ce qui redonne au texte aujourd’hui traduit la force subversive qu’il avait au moment de sa sortie française. Parce qu’il refuse les clichés (si présents en Italie dès qu’il est question de l’homosexualité), et qu’il ne s’inscrit pas dans une problématique de la transgression ou de la provocation, Tricks est aujourd’hui encore un livre unique et novateur. C’est ce qu’a bien compris, me semble-t-il, l’auteur de cet article lorsqu’il insiste sur la nécessaire liberté de dire les choses comme elles sont, sans hypocrisie ni provocation ; cela semblera peut-être aller de soi pour un lecteur français, mais ces questions sont encore en Italie d’une brûlante actualité. Voici l'article :
Mis à part quelques exemples extrêmes et provocateurs (on pense ici à certaines œuvres de Dario Bellezza, Riccardo Reim et Antonio Veneziani, et pour cet auteur, on citera principalement ce grand succès de librairie que fut l’enquête sur les Mignotti ou La gaia vecchiaia, enquête sur la façon dont les homosexuels italiens vivent leur vieillesse), ou à de rares cas où l’intensité des sentiments rejoint la qualité du style (on peut par exemple citer ici Ernesto, d’Umberto Saba, Chambres séparées, de Pier Vittorio Tondelli, Petrole, de Pier Paolo Pasolini La magnifica merce, [La magnifique marchandise, l'ouvrage n'a pas été traduit en français] de Walter Siti) ou le déjà classique Elements de critique homosexuelle, de Mario Mieli ; mis à part ces quelques exemples, donc, la présence de l’homosexualité dans la littérature italienne a toujours été plutôt dissimulée et passée sous silence, et a rarement donné lieu à un discours moral collectif, franc et nécessaire (qui doit être avant tout un discours sur le franc-parler des homosexuels, leur jargon en quelque sorte, parfois joyeux, parfois désespéré, parfois grossier et provocateur).
La parution fort bienvenue en Italie, après des années d’attente vaine, de Tricks, de l’écrivain français Renaud Camus, nous donne l’occasion de réfléchir à nouveau, sans faux-semblants, sur le langage de l’homosexualité. Il s’agit bien sûr ici d’une façon explicite – qui n’est l’apanage que de "certains" homosexuels, auxquels la société a toujours préféré les homosexuels discrets et retirés, politiquement corrects et bien élevés – de raconter un monde reclus, considéré comme "différent", "malsain" (il suffit sur ce point de penser à la récente déclaration de Romano La Russa, affirmant que l’homosexualité était une maladie à soigner), "immoral", considérations négatives qui ont exacerbé en retour certaines revendications, certains "réalismes" délibérément provocateurs, c'est-à-dire en fait libérateurs. Renaud Camus, dans son introduction à la première édition de Tricks, parue en France en 1978, prenait soin de prévenir le lecteur en écrivant : «Ceci n’est pas un livre pornographique (...) Ceci n’est pas un livre érotique (...) Ceci n’est pas un livre scientifique (...) Ceci n’est pas un tableau de la vie des homosexuels.» Et il revendiquait la liberté d’écrire "tranquillement" et "innocemment" ses tricks, ce chassé-croisé incessant de corps qui ne se rencontrent qu’une seule fois dans leur vie, «mieux qu’une drague, moins qu’un amour» (il n’y a rien de plus révolutionnaire, quand on est discriminé, que d’aspirer à la reconnaissance de la tranquillité et de l’innocence de ses comportements ; et si l’on y réfléchit, c’est ce même discours que l’on retrouve à la base de la série des chroniques "sereines" d’Armistead Maupin).
À sa sortie, on reprocha au livre de Camus d’être répétitif, dans la technique narrative des rencontres, dans les manières d’approche (et de drague), dans les façons de raconter (à la manière d’un procès-verbal) le rapport sexuel, c'est-à-dire la mécanique du coït. Et il y a bien en effet dans ce livre quelque chose de mécanique, de névrotique, d’obsessionnel et de compulsif. Ce n’est d’ailleurs que sous cet aspect que l’on peut penser à certaines œuvres de Sade, un auteur à qui Renaud Camus a été parfois associé (à tort selon moi, parce que rien chez Sade n’est innocent). Le livre de Camus est également – même si l’auteur s’est toujours efforcé de nier cette dimension sociologique de son œuvre – un tableau indispensable de la communauté gay (pas seulement française) des années soixante-dix du siècle dernier, décennie heureuse de la liberté homosexuelle (à peine quelques années plus tard, le fléau du sida aurait refermé et terrorisé, y compris sur le plan moral, une communauté qui était en train de s’ouvrir enfin sans réticences à la société).
Barthes écrivait dans sa préface : «Ce que je préfère, dans Tricks, ce sont les "préparatifs", la déambulation, l’alerte, les manèges, l’approche, la conversation, le départ vers la chambre, l’ordre (ou le désordre) ménager du lieu.» Barthes a raison. Camus a une façon extraordinaire de décrire, avec la précision d’un diariste, les corps, les pensées, les caractères, les conversations avec les hommes qu’il rencontre au Manhattan, légendaire boîte gay de Paris. On a l’impression, à chaque fois, que chaque type de conversation et d’approche trouve une correspondance précise dans le rapport sexuel qui va suivre, raconté à travers ses innombrables variations et nuances (et il est évident que Camus renoue ici avec le genre érotique du "catalogue"). Tricks est un livre qui nous fait une nouvelle fois comprendre que la liberté des homosexuels passe essentiellement par une libération du langage, et que tant que l’on n’acceptera pas cette liberté de dire les choses comme elles sont (et pour parler clairement : tant que l’on n’acceptera pas d’utiliser ou d’entendre utiliser avec "innocence" des mots comme "bite" et "cul"), la question de l’homosexualité ne sera que partiellement résolue. A moins que, bien sûr, certains ne présentent des arguments convaincants pour fixer de nouvelles limites à la pudeur et à la retenue linguistique.
(Traduction personnelle)
(Traduction personnelle)
«mieux qu’une drague, moins qu’un amour»
RépondreSupprimerC'est peut-être cette lucidité qui m'éloigne de ces textes. Il y a une telle solitude dans cette vie, un tel défilé de partenaires, à peine connus, à peine rencontrés.
Peu m'importent les histoires de sexe si l'autre n'existe pas vraiment, si on ne prend pasle temps de l'écouter, de lui parler, de vivre avec, de traverser la vie avec lui.
Là, dans ses écrits, seul le sexe semble baguette de sourcier mais l'eau du cœur n'a pas le temps de sourdre.
Et pourtant dans les photos (de paysage) de Renaud Camus il y a tant de beauté lente... Cet homme pressé a-t-il, un jour, pris le temps d'aimer un homme, de le regarder dormir et s'éveiller, d'avoir avec lui connu le temps discret du compagnonnage des heures du quotidien ?
Mais justement, Christiane, ce qui est étonnant dans "Tricks", c'est que l'autre existe vraiment, que l'on prend aussi le temps de l'écouter, de parler avec lui. La rencontre a bien lieu, même si ce n'est que pour une seule fois. Je ne sais pas si vous avez lu le livre, mais vous verrez qu'il n'y est pas seulement question de sexe ; on y parle aussi beaucoup, très longuement, très tendrement... Nous sommes très loin, malgré les apparences, d'une logique de la sérialité et du "catalogue" (et c'est en ce sens que la référence à Sade n'est pas du tout pertinente quand on parle de "Tricks"). C'est ce que remarque très bien Barthes dans sa préface quand il parle de la déesse Eunoïa, la Bienveillante, qui accompagne ici les deux (éphémères) partenaires dans leur rencontre, qui n'est pas que sexuelle.
RépondreSupprimerPour ce qui est des dernières questions que vous posez, le lecteur du "Journal" de Renaud Camus ne pourrait que répondre "oui", c'est tout à fait évident. Vous avez d'ailleurs un certain nombre de réponses sur tous ces points dans le très bel entretien que je cite à la fin de mon message intitulé "Trente ans après". Renaud Camus dit notamment ceci : "Dans mes années deux mille particulières j'aime la stabilité amoureuse, la tranquillité sentimentale, le long bonheur affectueux. Tant qu’à faire, je pense qu’il vaut mieux organiser sa vie dans ce sens que dans l’autre (conjugalité fidèle dans la jeunesse, débordements sexuels à l’âge mûr et après)."
Je n'avais pas lu, dans les commentaires, cet entretien. Ces fragments de "Tricks" en deviennent plus sensibles. Je vais relire tout cela. Le livre... je ne sais pas. C'est quand même un monde d'hommes éloigné de ce que je sens en moi quand je pense à "jouissance". Les rythmes, les corps, les sexes sont si différents et l'attente amoureuse aussi. L'impudeur du livre que vous nommez innocence. Un homme nu me fait baisser les yeux - sauf pour le dessiner- alors, tous ces hommes d'un seul coup et si peu sages, c'est un vrai casse-tête.
SupprimerJe suis heureuse que Renaud Camus aspire au calme et à la tendresse. Alors, l'eau du coeur va sourdre abondamment (même si vous dites que la déesse EunoIa présidait à la douceur dans l'éphémère).
J'ignorais que R.Camus était gay. Du coup , ça me le rend plus sympathique! Je n'ai pas lu "Tricks", mais je sens que cet ouvrage peut devenir une lecture potentielle.
RépondreSupprimerLe monde gay masculin est un monde très mystérieux, une planète attirante. Je me souviens d'un bar à Key-West, bondé de personnages à la Genet ( "Querelle"). Ils avaient l'air libres et heureux! Mais inaccessibles. Seule a demeuré la possibilité d'imaginer leur vie, de préférence "underground". Quelque chose comme une relation qui échapperait à l'ennui lié à la conjugalité et à la "normalité".
Sur le blog de Pierre Assouline ce 29 mars 2012, un billet :
RépondreSupprimer"Renaud Camus tombe le masque"
J'ai lu
Je tombe de haut...
Je comprends pourquoi A. Paoli le trouvait peu sympathique...
Quelle déception...
Renaud Camus est l'auteur d'un magnifique hypertexte intitulé "Vaisseaux brûlés", et je me demande parfois s'il n'éprouve pas une certaine délectation (peut-être morose) à observer depuis ses fenêtres de Plieux les volutes épaisses de la fumée d'un brasier toujours plus nourri...
SupprimerCela dit, les aspects de son œuvre auxquels je m'intéresse ici n'ont rien à voir avec ses engagements politiques et, même si je suis consterné par son soutien à Christian Vanneste ou à Marine Le Pen, cela ne m’empêche pas de continuer à apprécier "Tricks", ses poignantes "Elégies", son merveilleux "Journal romain" ou ce chef d’œuvre qu'est selon moi son roman "L'Inauguration de la Salle des Vents".
Je comprends votre position Emmanuel, mais vraiment, vraiment, je n'aime ni l'extrême-droite ni l'antisémitisme. Maintenant je ne pourrai plus le lire, ni regarder ses photos sans savoir ses choix politiques et ça gâche tout !
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