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dimanche 18 septembre 2011

Mergellina




Topographiquement, Mergellina n'est pas grand-chose : une rue qui prolonge la Riviera di Chiaia et débouche sur la mer. Dans mon imagination et dans celle d'autrui, elle est infinie. C'est une petite anse qui confine avec le Vésuve, Pompéi, Stabies, Sorrente et Capri, c'est-à-dire qui débouche sur le mythe, même si elle ne commence que par un petit golfe. Mais même lorsqu'il fait mauvais temps à Mergellina, il ne s'agit que d'une absence momentanée du soleil, ou d'une légère atténuation de la lumière ; parce que le ciel nuageux de Mergellina inonderait de flammes une ville telle que Londres.

Presque tous sont passés par ici : Pétrarque, Boccace, le Tasse, Marino, Basile, Goethe, Rossini, Dumas, Wagner, Conrad et au moins un autre millier de personnages de toute sorte et de toute origine : tous ont été émerveillés, persuadés que l'Eldorado commençait sur ces plages. Le grand médecin et voyageur du dix-septième siècle Pietro della Valle, auteur en son temps d'un best-seller, Voyages en Orient, se reposa à Naples avant de rentrer à Rome, accompagné de son épouse momifiée, Sitti Maani, après de longues pérégrinations fertiles en aventures ; établissant une comparaison entre Istanbul et Mergolino – comme l'appelait Jacopo Sannazzaro – il écrivit que la première puait (putè) alors que la seconde embaumait... Sur quelques milles, on voit des ombres dans la mer, signe que l'on peut s'y promener en barque et prendre le frais ; un seul défaut : on ne peut prendre de bains de pieds (à l'époque, les bains de mer n'étaient pas en usage) dans ses eaux bleutées, car les poissons vous pincent les chevilles.

Face au petit port se trouve la tombe de Jacopo Sannazzaro, dans l'église de pêcheurs de Santa Maria del Parto. Sannazzaro, un génie indigent, fut peut-être le plus grand chantre de cette plage divine. Ce fut lui qui en écrivit l'histoire mythique et profane ; le premier, il dressa l'inventaire des poissons que l'on peut encore admirer vivants dans les baquets des pêcheurs actuels.




Marchands d'huîtres, de taralli et de boissons fraîches font partie du folklore ; ils transforment ce quartier en une sorte de rue sud-orientale, peuplée d'une foule bruyante. Quant à moi, j'ai l'impression que certaines «images» déplaisent aux Napolitains les plus austères, alors qu'elles plaisent énorméent à ceux qui se font une certaine idée de Naples : mer, soleil, lune, barques, filets, marchands de poissons pieds nus, fête, une sorte de mélange du genre humain qui, à Mergellina, fonctionne encore. Trop, même !

À Mergellina, ce qui fonctionne par-dessus tout, c'est l'impossibilité d'être mélancolique. Je comprends pourquoi Richard Wagner, homme très tourmenté, qui vécut longtemps à Naples, s'y rendait tous les jours à pied, pour l'admirer ; et je comprends encore mieux pourquoi le jeune Rossini, hôte du palais Barbaja – le plus grand édifice près de Mergellina – ne parvenait pas à se concentrer sur sa musique. Le musicien voulait sortir, il voulait vivre, se mêler aux gens ; il voulait chanter. Et en effet, Mergellina est un lieu qui, quel que soit l'état d'âme avec lequel on l'approche, même le plus sombre, vous pousse à espérer. Il vous pousse même à vouloir embrasser le monde. Aujourd'hui encore, après sa destruction soigneusement programmée par les hommes, l'air y embaume les algues et le sel. Les yachts et les canots à moteur du petit port promettent des voyages picaresques ou paradisiaques. Les aliscafi rouges, bleus et blancs sont aussi populaires que des tramways. Celui qui y arrive en hâte ralentit le pas ; et il se dit alors que, peut-être, il aurait pu conduire sa vie autrement, d'une manière plus reposante...

Domenico Rea Naples, visite privée Editions du Chêne, 1991 (Traduction : Marguerite Pozzoli)







Images : en haut, Jessica Colomb (Site Flickr)

au centre, Stefano Minopoli (Site Flickr)

en bas, Carla Fiori (Site Flickr)



3 commentaires:

  1. "Conduire sa vie autrement, d'une manière si reposante" C'est évidemment toute la question. Chaque voyage à Naples repose toujours et encore la même question. Et puis, la ville et ses rues sont encore plus "africaines" la nuit.
    Naples est fiction.

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  2. Oui, ce que nous dit Domenico Rea à la fin du texte peut paraître banal, mais c'est aussi très profond (et presque métaphysique). Le texte date de vingt ans déjà, et beaucoup de choses ont changé depuis à Naples, ne serait-ce que ce terrible problème des ordures qui envahissent les rues, problème qui n'est pas sans rapport avec l'emprise tentaculaire de la Camorra sur la ville. Mais Naples parvient quand même à échapper à cela ; elle conserve envers et contre tout ce cœur secret inaltérable que l'on entend battre entre les lignes du texte de Rea...

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  3. Vivre autrement va devenir même essentiel. Nous qui vivons en Afrique depuis 1O ans, nous comprenons que la pensée unique va disparaître et que l'avenir ne se trouve plus dans une fantastique extension "du confort moderne"
    J'ai relu le texte de Malaparte "Si j'étais un saint" dans un de vos précédents messages et il me semble qu'il pourrait servir de manifeste à ce que Rea appelle "vivre autrement".
    Les nouvelles de Malaparte sur Naples sont aussi magnifiques.

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