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mercredi 4 juin 2014

Le Bel Âge




Le très joli livre de souvenirs d’Alexandra Stewart paru récemment aux éditions de L’Archipel s’intitule Mon bel âge. C’est bien sûr l’âge de sa jeunesse, mais aussi celui d’un âge d’or du cinéma français et européen (elle a beaucoup tourné en Allemagne et en Italie ; ses films allemands sont peu mémorables, mais sa carrière italienne est plus réussie, avec par exemple Marcia nuziale, de Marco Ferreri, l'expérimental Umano non umano, de Mario Schifano, Cercasi Gesù, de Luigi Comencini) dans les années soixante et une partie des années soixante-dix. 

Venue de Montréal (côté anglophone), elle part très jeune (à dix-sept ans) en Europe, d’abord à Londres puis à Paris, où elle devient mannequin, puis actrice. Elle va très vite croiser le chemin des cinéastes de la Nouvelle Vague, mais plutôt du côté confidentiel et discret de Pierre Kast (plusieurs films, dont Le Bel âge, Les Soleils de l’île de Pâques, Le Soleil en face, La Guerillera), Jacques Doniol-Valcroze (L’Eau à la bouche), François Leterrier (Les Mauvais Coups), Jean-Daniel Pollet (Ils), que de celui beaucoup plus éclatant de Chabrol, Godard, Rohmer ou Truffaut (elle ne jouera que quelques petits rôles, dans deux ou trois de leurs films, et on retiendra surtout sa participation à La Nuit américaine). Par conséquent, sa carrière sera moins brillante que celle de ses consœurs de l’époque : Jeanne Moreau, Bernadette Lafont, Anna Karina, Catherine Deneuve, Bulle Ogier, Stéphane Audran. On la verra tout de même dans Le Feu follet, de Louis Malle, qui deviendra plus tard son mari et réalisera avec elle l’un de ses films les plus étranges et les plus méconnus, Black Moon. Alexandra Stewart raconte avec beaucoup d’élan et de vivacité ces années exceptionnelles, et ses rencontres avec de grands personnages : l’excentrique Paul Gégauff, mais aussi Boris Vian, John Huston, Orson Welles, Chris Marker, Patrick Modiano, Leonard Cohen, Rudolf Noureev, et le Premier Ministre du Canada, Pierre-Elliott Trudeau, avec qui elle a eu une brève liaison qu’elle raconte dans un chapitre intitulé Dans l’ombre du pouvoir... 




« Pour moi, la vie est aussi importante que le cinéma » écrit-elle à la fin de l’ouvrage, et elle évoque bien sûr dans le livre ses autres passions : le cheval et la tauromachie, aujourd’hui très mal vue et "politiquement incorrecte", ce qui ne l’empêche pas d’égrener sans aucune mauvaise conscience ses souvenirs de farouche et enthousiaste aficionada, dans un chapitre intitulé À cinq heures de l’après-midi, où l’on croise, entre autres, Hemingway, James Jones (l’auteur de Tant qu’il y aura des hommes), Orson Welles, Picasso, Luis-Miguel Dominguin et sa femme Lucia Bosè... Bien sûr, ces multiples intérêts nuisirent souvent à sa carrière d’actrice, et Alexandra Stewart évoque avec détachement et parfois ironie ses ratages, qui sont nombreux ; beaucoup de premiers rôles prestigieux lui échappèrent, par manque ce chance, mais aussi de ténacité et d’une certaine volonté arriviste : le rôle féminin de Plein Soleil, que lui a "soufflé" Marie Laforêt, celui de Cul-de-sac, de Polanski, qui lui préféra Françoise Dorléac, celui de Bonnie dans Bonnie and Clyde, qui était originellement un projet de François Truffaut, l’une des cinq femmes du Quintet de Robert Altman, et même la James Bond girl de Bond contre Dr No, qui lança la carrière d’Ursula Andress... 

Elle a tout de même tourné à Hollywood : Exodus, de Preminger, dont elle trace un savoureux portrait, et Mickey One, d’Arthur Penn, avec Warren Beatty, film qui mérite d’être redécouvert puisqu’il vient tout juste de ressortir dans une belle édition DVD. Je cite ici deux courts passages du chapitre consacré à l’Italie (Italia per sempre), où l’on retrouve ce ton fait de bienveillance, de vivacité dans l’anecdote et de détachement amusé qui caractérise ce fort agréable livre de souvenirs :

L’Italie reste pour moi le cadre de grandes rencontres qui ne se sont pas toujours concrétisées en films. Au début des années 1980, je tournai L’Imposteur sous la direction de Luigi Comencini. Cet homme de la Renaissance, sachant tout sur tout, dénué de prétention et plein de bonté, de classe et de discrétion, était le réalisateur idéal pour une comédienne. Un humoriste d’une trentaine d’années, nommé Beppe Grillo, était la vedette du film. Habité d’une haine viscérale envers les personnalités politiques, ses corrosives diatribes et ses charges satiriques réjouissaient les téléspectateurs italiens et assuraient son succès, tant et si bien que le nihilisme finit par devenir son fonds de commerce. Pas surprenant, Internet aidant, qu’il ait depuis élargi son public, au point de terminer troisième des élections législatives de 2013 à la tête du Mouvement des Cinq Étoiles (Movimento Cinque Stelle), son parti populiste ! 

Maria Schneider était la vedette féminine du film. Comencini l’avait imposée de force aux producteurs, avec raison. J’incline à croire qu’elle fut la plus grande comédienne de son temps. C’était une femme très digne et très pudique. Je la respectais infiniment et fus impressionnée par sa magnifique volonté d’indépendance. Elle était hors catégorie, une sorte d’aînée pour tous. Je l’ai fréquentée jusqu’à sa mort. À son enterrement, je me rappelle qu’Alain Delon lut un bel hommage que Brigitte Bardot avait écrit.




C’est en Italie que je fis moins de mauvais films, et c’est en Italie que je faillis mourir lors du tournage d’Aiutami a sognare, de Pupi Avati. Jean-Pierre Léaud tenait le rôle de mon frère dans ce film dont Mariangela Melato était la vedette. Le tournage avait lieu à Ferrare, patrie d’Antonioni et de Bassani, magnifique ville d’art où la bicyclette est de rigueur. Comme je venais de Nice en voiture, je devais retrouver mon partenaire à la gare de Bologne pour nous rendre ensemble sur le tournage. Léaud devait arriver par le train de Rome, nous avions rendez-vous à 10 h 30. Hélas, j’étais en retard. Renonçant à venir le chercher, je m’arrêtai à Lucques pour prévenir que je ne serais pas à l’heure. La radio du café, à cet instant, annonça qu’un attentat venait d’avoir lieu en gare de Bologne (1)... J’appris par la suite que, s’étant rendormi, Jean-Pierre avait fort heureusement manqué son train... 

Voilà pourquoi il ne faut jamais maudire les retards !

(1) Le 2 août 1980, une bombe explosait en gare de Bologne. L'attentat, attribué au groupe néofasciste NAR (Nuclei Armati Rivoluzionari), fit quatre-vingt-cinq morts et plus de deux cents blessés.





Images : (1) Alexandra Stewart dans Le Feu follet, de Louis Malle 

(2) A. S. dans Les Soleils de l'Île de Pâques, de Pierre Kast

(3) Beppe Grillo et Maria Schneider dans Cercasi Gesù, de Luigi Comencini

(4) A.S. et François Truffaut dans La Nuit Américaine, de François Truffaut




5 commentaires:

  1. Ce blog est somptueux, depuis le début. Même bonheur en relisant cette page où glisser dans la paix des derniers écrits de Jacqueline de Romilly :
    http://finestagione.blogspot.fr/2010/12/lapaisement-du-retour.html#comment-form
    Pour Alexandra Steward, je connaissais plus son visage que son nom. Voilà qui est rectifié grâce à cette page. Quelle attention vous portez aux uns et aux autres !

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    1. Merci Christiane ! J'aime beaucoup les livres de souvenirs des acteurs ; Alexandra Stewart n'a pas eu une carrière éblouissante et exceptionnelle, mais c'est une personnalité très attachante et son livre est passionnant. Et le texte d'Audiberti qu'elle chante ("Les fonds flous") est vraiment joli !

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    2. Oui, douce chanson pleine d'humour où on sent la patte de Jacques Audiberti. Oui, ce livre est encore une de vos trouvailles comme le très riche de Dino Risi.

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  2. Mon Dieu! Je suis très en retard pour dire quelques mots sur Alexandra Stewart qui fut (entre autres) l'égérie de Pierre Kast. Souvenir de jeunesse : mes amis d'antan (l'un d'eux l'est toujours, les autres sont morts prématurément), éblouis par sa beauté, sur le tournage de "La morte saison des amours" dans les salines d'Arc-et-Senans. L'un de ces amis, Pierre Boiron, a d'ailleurs écrit un très intelligent livre sur Pierre Kast, on en trouve encore quelques rares exemplaires. Je n'ai jamis pu revoir ce très beau film de Kast : "La Brûlure de mille soleils" dont il ne reste guère de trace écrite sinon dans ce livre. Pardonnez-moi d'avoir mentionné ce très ancien et très cher ami, c'était pour le faire revivre un petit peu, sous l'image lumineuse d'Alexandra.

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    1. J'ai aussi beaucoup d'admiration pour Pierre Kast et je regrette vraiment que ses films soient devenus pratiquement invisibles. Le seul que l'on peut encore se procurer (et à des prix prohibitifs sur les sites de ventes d'occasions) est "Les Soleils de l'Île de Pâques", qui avait été édité en DVD il y a quelques années dans la collection "Les Films de ma vie". Sans doute y a-t-il des problèmes inextricables de droits, comme ceux qui nous empêchent encore d'avoir en DVD les films de Jean Eustache, ceux de Gérard Blain ou certains de Bresson, toujours inaccessibles... Merci de votre passage qui me remet en mémoire ce livre d'A. Stewart que j'avais beaucoup aimé !

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