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jeudi 12 juin 2014

La Badia di Pomposa (L'Abbaye de Pomposa)






Je cite ici un nouvel extrait du très beau recueil de Giuseppe Ungaretti Il deserto e dopo [À partir du désert]. Après les extraits consacrés à la Corse, voici le récit d'un voyage en Emilie-Romagne, qui conduit le poète de Pomposa a Ferrare, en janvier 1933. Dans ce passage, il fait une halte à l'Abbaye bénédictine de Pomposa, située sur la commune de Codigoro, non loin de Ferrare. On remarquera que la description d'Ungaretti est antérieure aux longs travaux de restauration de l'abbaye, qui venaient à peine de commencer au moment où il entreprenait ce voyage. Les fresques du quatorzième siècle dont il déplorait l'état d'abandon ont depuis retrouvé un certain lustre, comme on s'en apercevra en cliquant sur les liens placés dans le texte.

È facile pensare a libellule radenti l’acqua, vedendo come sulla laguna la luce, che fra breve agonizzerà, bacia il vento. Quest’aria nel suo trasparire svela ora, difatti un’iride metallica. 
Per questa triste via Romea tante volte passò Dante. Per queste strade la sua Questio de aqua et terra dovette dibattersi e farsi precisa nella sua mente. 
Per questa strada tornò da Venezia, un’ultima volta verso Ravenna, dopo avere invano perorato la causa della pace. Le febbri che qui s’aggiravano l’avevano preso, e si affretava, battendo i denti, divorato dal male, da Mesola verso Pomposa. 
Non so se uno, anche a quei tempi, avesse alla sua destra nel viaggio Valle Vallona e Valle Giralda, né se la sabbia che oggi le circonda e in esse s’insinua e cerca come dita di ciechi, fosse coperta anche allora d’una vegetazione che simula uno strano corallo d’un colore di vino. 
Ed ecco il campanile della Badia di Pomposa, quadrato, altissimo, pesantissima lancia. Tutto il resto che pure è maestoso : chiesa, monastero, Palazzo della Ragione, sembrano tante pecorelle rintanate in sé ai piedi di quel formidabile slancio. Che pure era segno di speranza e nella notte s’illuminava in cima come una stella. Pomposa nella sua rigogliosa solitudine, fra il mare e l’agro, e genti e città battagliere era luogo aperto all’ospitalità per tutti. 
Erano ancora fresche, a quei tempi di Dante, appena finite di dipingere, tutte quste storie e glorie sulle pareti della chiesa allora gremita, e del refettorio, allora affollato. 
Era giunto anche qui lo stesso spirito che aveva animato la mano di Giotto, e anche l’ignoto pittore romagnolo, con una sua propria furia e una fermezza tutta sua, aveva ridato natura e tempo alle ascetiche visioni. 
Avrà potuto guardare, Dante stanco, queste immagini eseguite secondo le sue convinzioni ? 
Passando di qui, avrà potuto udire un’ultima volta, Dante moribondo, il canto delle preghiere secondo quella musica, cui era stata data regola da Guido Monaco in una cella di questo stesso cenobio, ch’egli per liberarsi dall’inferno e dal purgatorio della sua carne focosa e salire sino a Beatrice aveva con tanta volontà cercato d’infondere alla sua poesia ?




Qui ora è una corte con un andirivieni di ombre, secondo il capriccio del sole. 
Partiti i monaci, fu un luogo per fieni, carrette, zappe e bovi. E non hanno queste cose, anch’esse, la loro maestà ? E questo monumento non avrà sempre un aspetto di rustica semplicità, come un paese, una casa, o una persona di Giotto ? 
Ma in quale abbandono è caduto ! 
Degli affreschi che, occupando tutto sino al soffitto, furono abbaglianti, non sono rimasti che brani grigi di polvere. 
L’abbandono nella chiesa, fra i rimasugli d’intonaco gonfi d’anni, è così vasto che prendo per una formica un disegnatore chino a ricopiare il motivo del pavimento. 
E sotto la polvere, nella desolazione, quali meraviglie ancora vive. Guardate il Battesimo di Gesù : con quale candore nel nudo passa un alito caldo, e come vere le divine membra si sciolgonon, ancora stupite del dono, dalla lunga catalessia bizantina. A un certo punto, il pittore non sa come mettere in cammino la sua figura, e gli fa incrociare le gambe in un passo quasi di danza, e pestare il drago con la leggerezza di chi potrebbe anche correre sull’acqua, e la figura gli prende involontariamente un accento drammatico, col busto che le si ferma come un tronco d’albero. 
Guardate il Miracolo di San Guido, e mi direte se mai pittore moderno di nature morte, Morandi eccettuato, saprebbe dare, con più parco senso decorativo e più lirica dolcezza famigliare, una tavola apparecchiata.

Giuseppe Ungaretti  Il deserto e dopo  Mondadori, 1961





En voyant sur la lagune la lumière, près de mourir, embrasser le vent, on pense à des libellules, rasant l’eau. Cet air, de plus en plus translucide, dévoile en effet maintenant une irisation métallique. 
Que de fois Dante aura-t-il suivi cette morne via Romea ! C’est sur ces routes qu’il dut débattre et préciser dans son esprit la Quaestio de aqua et terra
C’est par cette route qu’il revint pour la dernière fois de Venise à Ravenne, après avoir défendu en vain la cause de la paix. Les fièvres qui infestaient ces terres l’avaient contaminé, et de Mesola, il se hâtait en direction de Pomposa, claquant des dents, dévoré par la maladie. 
Je ne sais si, à cette époque déjà, le voyageur avait à sa droite la "vallée" Vallona et la "vallée" Giralda, ni si le sable qui les investit aujourd’hui et s’y insinue à tâtons comme doigts d’aveugle, était couvert alors de ces mêmes plantes qui imitent un étrange corail lie de vin. 
Et voici le clocher carré de l’Abbaye de Pomposa, une haute et lourde lance. Tout le reste, qui est majestueux pourtant : église, monastère, Palazzo della Ragione, a l’air d’un troupeau de brebis recroquevillées sur elles-mêmes au pied de ce formidable élan, symbole d’espérance dont le sommet s’illuminait, la nuit, comme une étoile. Pomposa, dans sa fière solitude, entre la mer et les labours, au milieu de cités et de populations batailleuses, était un lieu accueillant à chacun. 
Au temps de Dante, elles étaient encore toutes fraîches, achevées à peine, toutes ces images glorieuses sur les murs de l’église alors comble, du réfectoire bondé.
L’esprit qui avait conduit la main de Giotto s’était répandu jusqu’ici, et le peintre romagnol avait su lui aussi, avec une passion et une fermeté singulières, réintroduire la nature et le temps dans ses ascétiques visions. 
Dante à bout de forces aura-t-il pu contempler encore ces images fidèles à ses convictions ? 
Dante moribond, passant par ici, aura-t-il pu entendre une dernière fois le chant des prières, cette musique codifiée par Guido d’Arezzo dans une cellule de ce même monastère, et qu’il avait cherché si obstinément, pour se libérer de l’enfer et du purgatoire de sa chair brûlante et monter jusqu’à Béatrice, à insuffler sa poésie ?




À présent, il n’y a plus ici qu’une cour où des ombres vont et viennent au gré du soleil. Les moines partis, on y abrita du foin, des charrettes, des houes, du bétail. Ces choses-là n’ont-elles pas aussi leur majesté ? Et ce monument ne gardera-t-il pas toujours la simplicité paysanne des villages, des maisons et des figures de Giotto ? 
Mais dans quel état d’abandon n’est-il pas tombé ? 
Des fresques qui couvraient tous les murs jusqu’au plafond, éblouissantes, il ne reste plus que des lambeaux gris de poussière. 
La désolation de l’église, parmi les restes de crépi gonflé par les années, la fait paraître si vaste que je prends pour une fourmi un dessinateur occupé à recopier un motif du pavement
Sous cette poussière désolée, que de merveilles encore vivantes ! Regardez le Baptême de Jésus : quelle candeur dans le souffle qui réchauffe le nu, et comme ils sont vrais, les membres divins, encore surpris par le don de la grâce, qui s’arrachent à la longue catalepsie de Byzance ! Ailleurs, le peintre, inhabile à représenter la marche de son personnage, lui fait croiser les jambes presque comme pour un pas de danse, et fouler le dragon aux pieds avec la légèreté de qui pourrait courir même sur l’eau ; et le personnage, avec son buste raide comme un tronc d’arbre, prend involontairement un accent dramatique.




Regardez le Miracle de San Guido, et vous me direz si aucun peintre moderne de natures mortes, Morandi excepté, saurait peindre une table servie avec un sens décoratif plus sobre et une plus poétique intimité. 

Giuseppe Ungaretti  À partir du désert  Editions du Seuil, 1965 (Traduction : Philippe Jaccottet)








 Images(1) Site Flickr

(2) Fulvia Giannessi  (Site Flickr)

(3) Ruggero Arena  (Site Flickr)

(4) Andrea Carloni  (Site Flickr)

(5) Pietro da Rimini  Miracolo di San Guido (particolare, 1316-1320)









4 commentaires:

  1. Très beau texte cherchant la présence de Dante et de ce qu'il recevait de ce paysage de pierres, de solitude et de ces fresques rares de Pietro da Rimini.
    Des moments de grâce : l'apparition de l'abbaye ("Pomposa, dans sa fière solitude, entre la mer et les labours, au milieu de cités et de populations batailleuses, était un lieu accueillant à chacun. ") - on pense à Peguy et Chartres s'élevant au milieu des blés- Cet œil infaillible pour percevoir un Morandi dans l'agencement des objets sur la table du Miracle de San Guido. Quelle beauté
    Ce lieu sublime ne l'emporte pas dans une rêverie mystique mais plutôt via littérature et art vers une tristesse de l'état d'abandon de l'abbaye. Etre seul dans ce lieu, en 1933, y faire halte, écrire (pourquoi "Mondadori, 1961" ?).
    "Il deserto e dopo [À partir du désert]". Quel titre mystérieux... De quel désert s'agit-il ?

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    1. L'ouvrage est en fait un recueil de récits de voyages publiés dans divers journaux, qu'Ungaretti a réunis en volume en 1961, mais qui ont pour la plupart été écrits de 1931 à 1934. On s'y promène avec l'auteur de l'Egypte à la Corse, de Naples à Ferrare, des Flandres aux Pouilles, sans oublier le Brésil dans les derniers chapitres du livre (qui n'ont pas été repris dans l'édition française).

      Pour le titre, l'explication la plus simple est que les descriptions du désert y sont très présentes au début du livre (dans la partie égyptienne) ; tout part du désert, et l'on s'en éloigne par la suite, pour aller vers les montagnes corses, le ciel de Naples, les fleuves, la lumière des Flandres et de la Hollande (très belles pages sur Rembrandt).

      Pour "l'exil et la souffrance", ils peuvent bien sûr être présents et on peut les ressentir dans ces textes, mais il y a aussi de l'émerveillement devant la beauté du monde et de l'art ; cette surprise, cet élan inextinguible devant "le don de la grâce". N'oublions pas qu'Ungaretti est aussi l'auteur du poème le plus célèbre de la poésie italienne ; le plus court, le plus commenté, le plus difficile à traduire et celui qui résume et irrigue toute son œuvre, en prose ou en vers : "M'illumino / d'immenso" (Jaccottet traduit : "Je méblouis / d'infini"). Et j'ajouterai celui-ci, datant de 1925 : "In sé crede e nel vero chi dispera ?" ("Croit-il en soi et dans le vrai celui qui désespère ?").

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    2. Comme si la beauté pouvait nous sauver de toutes les désespérances... Quand même Ungaretti et Jaccottet nous tisse une toile d'une beauté mélancolique...

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  2. C'est un chant d'exil et de souffrance.

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