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mercredi 19 mars 2014

L'Ombre sur la mer




De février à mars 1932, Giuseppe Ungaretti voyage en Corse ; il prend le train de Bastia à Corte, puis se dirige vers Bocognano et Ajaccio. Il rédige un journal pendant tout ce voyage, qu'il publiera en 1962 dans l'ouvrage Il deserto e dopo [traduit en français par Philippe Jaccottet sous le titre À partir du désert ; c'est cette traduction que je cite ici], qui réunit ses principaux récits de voyages. Dans l'extrait que l'on va lire ci-dessous, il raconte sa visite des Calanques de Piana et du Cap Corse :

La descente du golfe de Porto offre un spectacle d’une sauvagerie unique. Les montagnes se ruent les unes derrière les autres vers la mer, lui crachent leurs souvenirs, et l’on s’engage sur une route fabuleuse : pyramides, cônes, blocs, obélisques, forteresse de dragons, antres de Caïns : un chaos de granite sanglant éclaté en figures innombrables envahit toute la côte, s’effondre et se redresse dans le bleu pesant de l’eau. Ce sont les Calanques de Piana. 

L’une de ces roches est dite le Mâtin ; il y aussi un Abel (au corps de tigre) qui réchauffe sa joue contre le museau d’un agneau. Ces décombres apocalyptiques semblent défier le silence de la mort, dans l’enfer d’une mer aussi étale qu’un lac. C’est pourquoi ces Corses du centre se méfient de la mer, la plus belle qui soit pourtant ; ils l’accusent de traîtrise ; mais, comme elle, ils savent dissimuler leurs colères. En ces lieux, les éléments eux-mêmes semblent incapables d’oublier, torturés, rendus cruels par le passé, pétrifiés dans leur éloquence ; ici, même les pierres incarnent des fantômes, engendrent des légendes. Pour ces Corses-là, les échanges maritimes furent inaugurés par des étrangers, et les villes riveraines fondées aussi par des gens du dehors : Ajaccio, en particulier, le fut vers la fin du quinzième siècle par la Banque de S. Giorgio et, longtemps, seules des familles ligures y eurent droit de résidence. Si Calvi se prétend la ville natale de Christophe Colomb, et fournit en tout cas des émigrants à l’Amérique à peine découverte, si les habitants du Cap Corse, agriculteurs et marins éprouvés, envoyèrent au Venezuela et à Porto-Rico les planteurs les plus entreprenants, si la région de Bonifacio nourrit des pêcheurs modèles, il faut préciser que les gens de Cinarca, d’Ajaccio et d’Orcino n’ont jamais considéré ceux du Cap Corse et de Bonifacio comme des Corses authentiques. Sentiment d’ailleurs réciproque. 




Me trouvant encore à Bastia, et suivant un jour la route du Cap Corse, je m’étais arrêté à Erbalunga pour regarder le soir qui épousait la mer avec de très lentes caresses, quand un indigène, surgi de je ne sais où, m’interpella :
— Vous le voyez ?
— Qui ?
— Le Gros-nez ?
Je crus qu’il se moquait, et le regardais de travers. Sur quoi il me désigna une ombre qui se déplaçait dans une anse de mer. Il y avait une fois un géant qui, raconta-t-il, descendu de sa commune de montagne, ayant acheté un lopin de terre de ce côté, s’était mis, comme tout le monde, à y cultiver la vigne. Mais c’était un montagnard ! Un beau jour, quelqu’un pénétra sur ses terres ; une querelle s’ensuivit, et l’on jeta au géant le traditionnel garde-à-vous corse : « Que le soleil te voie, tu sentiras mes plombs ! » Un jour, une rafale partie d’une haie lui emporta un œil ; puis il eut la jambe brisée, la gorge perforée ; réduit à une loque, la peur lui tourna la tête. Ne sachant plus comment ni où se sauver, il disparut en barque. « Et, tous les soirs, vous le voyez revenir. Regardez ! Cette figure où il n’y a plus d’intact qu’un nez énorme... »

Giuseppe Ungaretti  À partir du désert  Éditions du Seuil, 1965 (Traduction : Philippe Jaccottet)

On retrouve l'histoire du Gros-nez (Nasone), qu'Ungaretti présente ici comme lui ayant été raconté par un habitant d'Erbalunga, dans l'ouvrage de Ferdinand Gregorovius, Corsica (1854) ; Ungaretti avait probablement cet ouvrage sous les yeux pendant son voyage en Corse, comme l'indiquent de nombreuses références dans le cours du texte. La référence au Nasone se trouve dans le chapitre IX.






Images : en haut, Site Flickr

au centre, Site Flickr

en bas, Thomas Sittler  (Site Flickr)



5 commentaires:

  1. Comment laisser les mots franchir la porte du silence devant une telle beauté ? celle qui est offerte ici par le texte d'Ungaretti, par les photos mais aussi par les souvenirs. Qui a goûté à l’âpreté de l'île, à ces rochers déchiquetés par le vent, la mer, le temps ne peut se délier de son emprise sauvage, solitaire et mythique. Les hommes et les femmes du Cap Corse portent sur leur visage le reflet de ce secret : fierté, solitude, liberté. Il y manque d'écouter la langue qui a pris de la houle son roulis et son murmure sensuel.
    Emmanuel, là, un chant corse serait l'extrême jouissance.

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  2. Ces chœurs d'hommes sont magnifiques, la vidéo aussi (bien que vos photos évoquent plus exactement la Corse). Quelle belle halte, merci !

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    1. En effet, les images de la vidéo sont un peu "décalées", mais on retrouve dans ce chœur le très beau travail effectué par Jean-Paul Poletti dans le domaine de la polyphonie.

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  3. J'ai trouvé ces quelques renseignements : Auteur - compositeur - interprète, chercheur, chef de chœur, il est tourné vers la polyphonie franciscaine. Il est formé, de 1987 à 1990, à la grande école : les classes de contrepoint, d’harmonie et de direction de chorale des Scholae Cantorum de Florence et de Sienne Il fonde en 1973 le groupe "Canta u Populu Corsu" qui fait redécouvrir le chant et la polyphonie corses. En 1994, il devient membre d’honneur du Royal College de Londres, pour sa Cantata Corsica. En mars 2002, l’Opéra de Lyon crée sa Messa Sulenna (composée en 1998) en regroupant, pour l'exécution, son chœur d’hommes de Sartène, le chœur lyrique de Florence et l’Orchestre philharmonique national de Roumanie. Jean-Paul Poletti a composé 158 chants et 9 œuvres classiques. Il dirige le Centre d'art polyphonique de Sartène, ouvert en 2011. Jean-Paul Poletti dirige le Chœur d’Hommes de Sartène.
    Quelle passion pour le chant polyphonique corse !

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