Un rêve ? Plutôt la sensation que les journées s’écoulaient à notre insu, sans la moindre aspérité qui nous aurait permis d’avoir une prise sur elles. Nous avancions, portés par un tapis roulant et les rues défilaient et nous ne savions plus si le tapis roulant nous entraînait ou bien si nous étions immobiles tandis que le paysage, autour de nous, glissait par cet artifice de cinéma que l’on appelle : transparence.
Quelquefois, le voile se déchirait, jamais le jour, mais la nuit, à cause de l’air plus vif et des lumières scintillantes. Nous marchions le long de la Promenade des Anglais, nous retrouvions le contact de la terre ferme. L’hébétude qui nous avait saisis depuis notre arrivée dans cette ville se dissipait. Nous nous sentions encore maîtres de notre sort. Nous pouvions faire des projets. Nous tenterions de franchir la frontière italienne. Les Neal nous y aideraient. Ce serait à bord de leur voiture immatriculée CD que nous passerions de France en Italie, sans subir de contrôles et sans attirer l’attention. Et nous descendrions vers le sud de Rome, notre but, la seule ville où j’imaginais que nous puissions nous fixer pour le reste de notre vie, Rome qui convenait si bien à des natures aussi indolentes que les nôtres.
Le jour, tout se dérobait. Nice, son ciel bleu, ses immeubles clairs aux allures de gigantesques pâtisseries ou de paquebots, ses rues désertes et ensoleillées du dimanche, nos ombres sur le trottoir, les palmiers et la Promenade des Anglais, tout ce décor glissait, en transparence. Les après-midi interminables où la pluie tambourinait contre le toit de zinc, nous restions dans l’odeur d’humidité et de moisissure de la chambre avec l’impression d’être abandonnés. Plus tard, je me suis fait à cette idée et je me sens à l’aise aujourd’hui dans cette ville de fantômes où le temps s’est arrêté. J’accepte, comme ceux qui défilent en procession lente le long de la Promenade, qu’un ressort se soit cassé en moi. Oui, je flotte avec les autres habitants de Nice. Mais à l’époque de la pension Sainte-Anne, cet état était nouveau pour nous et contre la torpeur qui nous gagnait, nous nous révoltions encore, par soubresauts. La seule chose dure et consistante de notre vie, le seul point inaltérable, c’était ce diamant. Nous a-t-il porté malheur ?
Patrick Modiano Dimanches d'août Gallimard, 1986
Images : en haut, dmcantrell (Site Flickr)
en bas, Juliette Fontvieille (Site Fickr)
Étrange ce texte de P.Modiano que seules de vieilles cartes postales sépia peuvent magnifier. Comme si son écriture ôtait du paysage actuel ce qui l'empêche de se promener là où ses songes le conduisent : dans un monde flottant aux teintes un peu effacées.
RépondreSupprimerSur le blog de Julius Marx, une marche dans Tunis est tout à l'opposé de ces "Dimanches d'août" de Modiano. La blessure est à vif, incisive et ses yeux sont comme brûlés du sel de la réalité.