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mardi 11 novembre 2014

Lecture des fenêtres




J'ai deux fenêtres. La première donne, au nord, sur la rue qui conduit à Pise et à Livourne, sur un petit terrain de football, sur les montagnes du Pistoiese, sur les monts de Calvana, sur les banlieues qui entourent l'aéroport, sur Fiesole, dont on reconnaît la silhouette bossue, comme le dos d'un chameau. La seconde s'ouvre, au sud, sur des jardins, sur les collines de l'Uliveto, de Bellosguardo, de Marignolle, de Soffiano, où l'on devine au loin, parmi les cyprès d'un parc, les antennes paraboliques d'une fabrique de radars, comme des soucoupes volantes dessinées par Paolo Uccello.

La première est réservée à l'aube et à la nuit. Vers cinq heures du matin, certains jours, un âne passe dans la rue, tirant une carriole. Ou bien, partant pour les manœuvres, une division de blindés à chenilles qui font trembler l'immeuble. En ouvrant les rideaux, on voit l'Abetone enneigé, de hautes antennes rouge et blanc sur le mont Morello, des monastères. Plus bas, on imagine l'arche d'un pont antique, à la courbe estompée par les buissons et les touffes d'herbe poussant dans les joints de ses pierres, et qui enjambe une cascade scintillante. On devine des fermes, qui luisent à la tombée du soir, au bout de chemins caillouteux, entourées de sapins, au bord de falaises, et qui palpitent d'une vie intrigante. On les contemple, on voudrait les connaître. L'éloignement leur confère le charme, la poésie, et la fenêtre les encadre d'un rectangle parfait, qui se renouvelle avec les journées, parfois traversé d'un avion, ou d'un ballon lancé avec force et qui vient rebondir dans les filets de protection. 




La seconde est pour la journée, car on y voit passer tout ce que la vie apporte ici d'offrandes : des martinets suivant leurs orbites harmonieuses, lisses, comme calculées par la Nasa ; des chauves-souris déréglées, rousses, grimaçantes, comme celles qui sont sculptées sous certaines fenêtres de la rue Cavour ; des flocons de neige en janvier, fondus avant d'avoir touché le sol ; des croissants de lune dans l'azur, translucides comme la main d'un nouveau-né ; des graines de peuplier, nuageuses, pelucheuses, ascensionnelles, qui fuient par bandes dans le soleil d'avril, qui montent au ciel comme des anges allant s'unir à Dieu, et les pluies d'orage, plus bruyantes que le tonnerre, raides, qui font gonfler l'Arno et nous privent d'eau courante toute une journée. À gauche, la villa Strozzi crève les frondaisons de son parc. Puis la villa de Bellosguardo, la grosse tour de Montauto, crénelée, et le muret tendu de lierre, bordant la rue de San Carlo, où s'embrassent des amoureux.

Thierry Laget  Florentiana  Editions Gallimard, 1993








Images : en haut, Herry Lawford  (Site Flickr)

au centre, Fabrizio Bucci  (Site Flickr)

en bas, Site Flickr



4 commentaires:

  1. J'ai appris à flâner dans ce livre que vous nous aviez fait découvrir il y a quelques mois. Un délice !
    Toujours sur les fenêtres, ce passage m'avait bouleversée :
    "Et puis il y a les fenêtres dans le temps, béantes, par où fuse tout le passé. Il déchire les nuages, il vient illuminer notre présent de son éclat, découper l'ombre de notre silhouette sur son écran éblouissant. Nous l'attendons, la nuit, en feuilletant des livres d'images, en relisant des poèmes qui nous troublent, écrits dans une langue que nous ne comprenons plus, et que nous parlons pourtant."
    J'aime la modestie de Thierry Laget dans sa présentation du livre :
    "L'ouvrage est humble, comme un pipeau taillé dans une branche de sureau; je l'écris en été, près d'une fontaine qui me le dicte en confidence..."

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  2. Je me suis accoudée à vos liens. Quelle beauté sereine... (celui de Pistoiese ne s'ouvre pas). La musique de Liszt hésite entre mémoire et fluidité du temps.

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    1. Merci de votre attention, Christiane ! Chez moi, le lien "Pistoiese" fonctionne...

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  3. Mais oui, la ... fenêtre s'est ouverte, sur cet énigmatique paysage de brume. Merci.

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