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vendredi 7 mars 2014

Le baril des souvenirs





Dino Risi a publié en 2004 un recueil de souvenirs, intitulé I Miei mostri, et dix ans plus tard, les éditions de Fallois en proposent la traduction française, sous le titre : Mes monstres. Il ne s’agit pas vraiment de mémoires, malgré ce qu’indique le sous-titre de l’ouvrage, mais plutôt d’une suite de chapitres courts, parfois même lapidaires, comme autant de pièces éparses qui forment le puzzle d’une vie. Paradoxalement, le cinéma n’est pas vraiment au centre du recueil, et il n’est abordé que par le biais d’anecdotes sur les acteurs, les scénaristes et les producteurs, un monde haut en couleur dans les années cinquante et soixante, qui constituèrent l’âge d’or du cinéma italien, et plus particulièrement de la comédie à l’italienne, dont Risi fut l’un des plus brillants protagonistes (Une vie difficile, La Marche sur Rome, Les Monstres, et ce chef d’œuvre qu’est Il Sorpasso (Le Fanfaron)). Parmi ces anecdotes toujours très savoureuses, il y en a quelques unes qui concernent la volcanique Anita Ekberg, comme celle-ci : « Sur le plateau de La Dolce Vita, Anita dit à Marcello qui lui avait demandé une petite faveur : "Je est pas intéressée par le pompier." » 
On retrouve dans le livre le ton sarcastique, parfois cruel, cynique et désenchanté, qui domine dans les films de Risi, où l’humour est souvent, selon la formule éculée mais ici très juste, "la politesse du désespoir". C’est très évident dans les chapitres qui traitent de la vieillesse (Risi a quatre-vingt-huit ans quand il écrit ce livre, et il mourra quatre ans plus tard, à quatre-vingt-douze ans), du temps qui s’enfuit, des amis qui disparaissent (il y a de très belles pages sur Gassman, miné par la dépression dans les dernières années de sa vie, et Tognazzi, frappé par un accident vasculaire cérébral), d’un monde dont il se sent de plus en plus étranger... Certains chapitres sont des récits de rêves, des extraits de journal, des listes à la manière de Pérec ("Où sont-ils passés ?", "Ce qui m'aurait plu"), ou des aphorismes, comme ceux-ci : « Les premiers à vieillir sont les jeunes. », « Avant de naître, lisez attentivement le mode d’emploi. », « Si tu veux te tromper, va où te porte ton cœur. », « Nous ne voyons pas les choses comme elles sont, mais comme nous sommes. ». Je cite l’un des derniers chapitres de cet ouvrage, dont on aura compris que je recommande vivement la lecture : 

Quand j’étais petit, l’idée d’arriver à l’an 2000 me paraissait une hypothèse de science-fiction. Et pourtant, bon an, mal an, j’y suis parvenu. Maintenant que je viens de franchir, avec moins d’agilité, l’an 2004, j’avoue que j’ai un peu honte. Presque tous mes amis, même plus jeunes que moi, ont quitté ce monde. Qu’est-ce que je fiche ici, moi ? De temps à autre, on me décerne un prix du survivant. Et les Indiens, postés sur les collines, lancent une flèche. Ils visent au cœur, au cerveau, aux muscles, aux yeux, aux oreilles. Presque toujours, ils manquent la cible, mais ils font néanmoins quelques dégâts, même si nous ne sommes plus à l’époque de Sitting Bull et si leurs mains tremblent un peu. 

Ma mémoire tient encore le coup, comme en témoignent les pages qu’on vient de lire. Mais j’ai mon avenir derrière moi. Je suis enfermé dans mon deux-pièces cuisine, je tape à la machine sur une Olivetti Studio 46. De temps en temps, le téléphone sonne, c’est encore quelqu’un qui m’aime bien, nous échangeons six ou sept mots, jamais plus de dix. Je suis dans une forteresse assiégée. Là dehors, les nouvelles générations grondent, impatientes, armées d’ordinateurs, de fax, de mails, de PDA, de machines digitales, de SMS, elles parlent des langues que je ne comprends pas, je me réfugie dans la lecture d’un livre, j’ai des amis qui ne me trahissent pas, Tchekhov, Tolstoï, John Fante, Carver, Bukowski, Tobino et tant d’autres. De temps en temps, je mets une cassette et je regarde encore une fois Les Lumières de la ville, La Chevauchée fantastique, Pépé le Moko, L’Ange bleu, Shining, Huit et demi du grand Fellini, La Grande Guerre de mon cher Monicelli, La Ruée vers l’or, Fenêtre sur cour.




La mort ne me fait pas peur, elle ne m’a jamais fait peur, je ne vois pas l’heure qui arrive, la seule chose qui m’ennuie c’est la durée du voyage en attendant que je recommence à vivre, parce que cela au moins, c’est sûr, sinon cela veut dire que le soleil, les étoiles, la mer, le vin, les femmes, tout cela n’existe pas, et ça, ce n’est pas possible. 

Dino Risi  Mes monstres  Editions de Fallois / l'Âge d'Homme, 2014  (Traduction : Béatrice Vierne)



6 commentaires:

  1. Peut-on dire mieux et plus juste ? Magnifique. merci Emmanuel.

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  2. Je me souviens de cette scène savoureuse dans "La femme du prêtre". Mastroianni récitant un poème dans une rue de Rome. Un égoutier sort de son trou et demande :
    -Qu'est ce que tu racontes?
    -C'est du Baudelaire, répond le prêtre.
    -Mais qui c'est ce Baudelaire.... Un bolognais ?
    (Sûrement beaucoup plus drôle en VO)

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    1. On peut voir actuellement le film en VO (non sous-titrée) sur YouTube (la scène est à 1:11) ; ce n'est certes pas un chef d’œuvre, mais Mastroianni et la Loren sont formidables !

      Le lien : La Femme du prêtre.

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  3. Voilà, j'ai le livre. Quel livre émouvant !
    Page 44, ces lignes en accord avec la deuxième photo :
    "Lors d'une des dernières journées qu'il passa sur la scène du théâtre humain, Vittorio Gassman vint me trouver. Mon balcon donne sur le zoo. Juste devant ma fenêtre, parmi les arbres, il y a une cage dans laquelle est logée une aigle, posée immobile sur un tronc en ciment. Cette cage n'est pas bien grande, c'est tout juste si l'aigle a la place de donner deux coups d'ailes fatigués pour descendre à terre, lorsqu'un gardien lui jette un morceau de viande dont les lions n'ont pas voulu. Vittorio contempla l'oiseau, puis il dit : "Cette aigle, c'est moi. Moi aussi, à la maison, je reste immobile pendant des heures, à fixer le mur."

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    1. La photo a été prise sur le plateau du dernier film que Risi et Gassman ont tourné ensemble, l'étrange et très mélancolique "Valse d'amour" (1990). Je préfère le titre italien : "Tolgo il disturbo" ("Je ne vous dérangerai plus")...

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