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samedi 2 avril 2011

Cavatine




"O einer, o keiner, o niemand, o du :
Wohin gings, da's nirgendhin ging ?
O du gräbst und ich grab, und ich grab mich dir zu,
und am Finger erwacht uns der Ring."

Paul Celan



Lorsqu'on me demande, et on me le demande beaucoup, ce que je veux dire par cavatine, si l'on m'interroge, comme faisait Claude Maupomé, «Comment l'entendez-vous?», ce terme de cavatine, je pourrais répondre tout simplement pour me couvrir, et de quelle façon somptueuse, je pourrais répondre «Je l'entends comme Beethoven dans la cavatine du fameux 13e quatuor à cordes en si bémol majeur opus 130, dans son cinquième mouvement», et ce cinquième mouvement, intitulé expressément cavatine, adagio molto espressivo, est en quelque sorte le mouvement éponyme de cette série d'émissions. C'est la cavatine par excellence, ce que les ornithologues ou les naturalistes pourraient appeler cavatina cavatina, c'est-à-dire ce qui sert absolument de référence, sinon à toute les autres cavatines, du moins à la cavatine telle que je l'entends.

Cette cavatine a été composée dans la douleur, Beethoven le dit lui-même, pendant l’été de 1825. Le 13e quatuor est le dernier de ces quatuors dédiés au prince Galitzine, c’est-à-dire les quatuors Galitzine. Nous entrons ici, je crois pouvoir le dire, en priant qu’on m’excuse d’employer un terme aussi galvaudé, et je l’emploie ici en son sens premier, qu’on pourrait presque dire kantien, nous entrons dans le sublime pur. La cavatine du 13e quatuor était d’ailleurs considérée par Beethoven comme le couronnement de toute sa musique de chambre, et comme un des ses chefs-d’œuvre dans l’absolu. J’ai parlé à plusieurs reprises au cours de ces émissions de musiques qui n’allaient nulle part, voilà un exemple de musique qui ne va nulle part, non pas certes au sens où elle ne serait pas porteuse d’avenir, Dieu sait, car cette cavatine a eu une postérité abondante et glorieuse, mais elle ne va nulle part parce qu’elle creuse son être-là, si je puis dire, elle creuse l’ici ; elle est toute présence, et peut-être encore une fois, présence de la douleur.

Renaud Camus (Transcription de l'émission Domaine privé, diffusée en mars 1993 sur France Musique)






Le treizième quatuor serait, croyait-il, son dernier. Une suite de danses, populaires ou savantes, détournées de leur but, déchiquetées, prétexte à jeux cruels et courses d'ombres. Une constellation en miettes. Ironique, effaré, lui, le grand sourd, a pris ainsi la mesure du chaos.

Cette nuit, dans le garage, le mouvement lent, la cavatine, cavare, creuser, où certains ne voient que musique assourdie, presque sans grâce, semble écrit par l'espace lui-même qui s'incurve. Là l'écoute, qu'à Comacchio je croyais inaudible, peut s'entendre. Là je voudrais être, demeurer. Pas innocent, pas irréel, pas la proie d'une illusion : juste, au juste niveau. Quand la densité n'a pas besoin de preuve.


Si entendre la cavatine suffisait, le temps de ses notes, pour se sentir fondé, légitime. Ai-je écouté au moins une fois le treizième quatuor avec elle ? Aujourd'hui je suis seul à entendre ce qui la rend présente. Seul à espérer quoi, le pardon ? Elle est morte, le pardon, à la fin, ne pourra venir que de moi. Quel pardon vient de soi-même ? Entendant la cavatine, j'espère qu'il viendra d'une musique comme celle-là, de plus loin que la musique. Attendre de ces mesures-là la réponse qu'une femme morte ne donnera pas, c'est l'attendre d'une part de moi capable d'habiter ces notes, de les entendre vraiment. Comme le voudrait non pas un vœu de pureté au bout du compte abject, mais ce qui permet encore de parler. S'il est une chose dont je sois sûr, là où maintenant je suis et dont j'ignore le nom, détresse, chaos, gestation, c'est que pour moi, désormais, la cavatine ne peut être en deçà de la faute.

Bernard Simeone Cavatine Editions Verdier, 2000







Images
: en haut, Paolo Crosetto (Site Flickr)

en bas, Soir à Lyon, Christine Vaufrey (Site Flickr)


3 commentaires:

  1. La cavatine du treizième quatuor ne peut avoir été composée que dans la douleur et elle éveille cette douleur... la ravive... Oui, sublime...

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  2. Une musique qui creuse la douleur : "Où ça menait, si vers nulle part ?" dit le deuxième vers du quatrain de Celan que je cite en exergue. C'est le principe même de la cavatine, un temps qui ne passe plus linéairement, mais s'enfonce dans l'instant, s'impose comme une pure présence ("quand la densité n'a pas besoin de preuve") qui, pour citer encore Celan, "approfondit pour nous la profondeur" ("vertieft uns die Tiefe")...

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  3. Merci, Emmanuel, d'accompagner ainsi les plongeurs des grands fonds...

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