Translate

vendredi 11 février 2011

Via del Corallo




"Fui, volai, caddi tremante nelle braccia

di Dio, e che quest'ultimo sospiro
sia tutt'il mio essere"

A.R. Variazioni belliche





Amelia Rosselli, sans doute la plus importante poétesse italienne des cinquante dernières années, s'est défenestrée à Rome, près de la piazza Navona, le dimanche 11 février
[1996]. Elle souffrait depuis longtemps de troubles mentaux dus pour une large part à l'histoire de sa famille : elle avait sept ans lorsque son père et son oncle, Carlo et Nello Rosselli, militants antifascistes réfugiés en France, y furent assassinés sur ordre de Mussolini. S'ajoute donc à la tristesse le sentiment que cette mort est la victoire différée d'une très ancienne offense, longtemps et admirablement combattue par la tension de l'œuvre.

Si la vie d'Amelia Rosselli fut marquée par l'errance, de Paris, où elle est née, jusqu'en Grande-Bretagne (sa mère était anglaise), aux États-Unis et pour finir en Italie (à Rome depuis 1950), ses textes, dans leur extrême recherche rythmique, sonore et formelle, traçant un parcours trilingue où se mêlent étroitement l'italien, le français et l'anglais, sont d'une grande maîtrise et transmettent une puissante énergie vitale, le sentiment d'un paradoxal ancrage alors même qu'ils se dérèglent ou se déchirent.

Musicienne autant qu'écrivain, amie de Dallapiccola comme de Pasolini, Amelia Rosselli explora les liens entre musique et poésie d'une façon radicale. Les violents écarts stylistiques, la rigueur implacable de structures itératives, une manière unique de s'abandonner au lapsus en tant que dérivation, pourraient situer cette poésie du côté de la néo-avant-garde, mais elle s'en distingue par la volonté anthropologique d'atteindre un au-delà du langage en brisant sa dureté essentielle, sa matité obtuse et mortifère. Poésie du corps à corps avec soi-même et l'insu, où le mot, venu de la subjectivité la plus périlleuse, atteint pourtant à l'altérité vraie, et dont les échos somptueux et stridents peuvent évoquer les compositions (elles aussi marquées par le meurtre) de Gesualdo.

Dans notre langue, outre des traductions en revues et, par Jean-Baptiste Para, dans l'anthologie
Lingua (Le temps qu'il fait, 1995), on pourra relire, publiée en 1987 par la librairie italienne Tour de Babel à Paris, la remarquable traduction de la suite Impromptu due à Jean-Charles Vegliante. Il reste à faire connaître ici davantage cette oeuvre importante et difficile : ce fut, d'une vie, la part que la violence historique ou privée n'a pu vaincre.

Bernard Simeone (La Quinzaine littéraire, numéro 688, mars 1996)





Il soggiorno in inferno era di natura divina
ma le lastre della provvidenza ruggivano nomi
retrogradi e le esperienze del passato si facevano
più voraci e la luna pendeva anch'essa non più
melanconica e le rose del giardino sfiorivano
lentamente al sole dolce. Se sfioravo il giardino
esso mi penetrava con la sua dolcezza nelle ossa
se cantavo improvvisamente il sole cadeva. Non
era dunque la natura divina delle cose che scuoteva
il mio vigoroso animo ma la malinconia.

Amelia Rosselli Variazioni belliche

Le séjour en enfer était de nature divine
mais les dalles de la providence rugissaient des noms
rétrogrades les expériences du passé devenaient
plus voraces la lune aussi pendait libre
de mélancolie et les roses du jardin se fanaient
lentement au doux soleil. Si j'effleurais le jardin
il me pénétrait de sa douceur jusqu'aux os
et mon chant impromptu faisait chuter le soleil.
Ce n'était donc pas la nature divine des choses qui agitait
mon esprit vigoureux mais la mélancolie.

Amelia Rosselli Variations de guerre

Traduction : Jean-Baptiste Para


I fiori vengono in dono e poi si dilatano
una sorveglianza acuta li silenzia
non stancarsi mai dei doni.

Il mondo è un dente strappato
non chiedetemi perchè
io oggi abbia tanti anni
la pioggia è sterile.

Puntando ai semi distrutti
eri l'unione appassita che cercavo
rubare il cuore d'un altro e poi servirsene.

La speranza è un danno forse definitivo
le monete risuonano crude nel marmo
della mano.

Convincevo il mostro ad appartarsi
nelle stanze pulite d'un albergo immaginario
v'erano nei boschi piccole vipere imbalsamate.

Mi truccai a prete della poesia
ma ero morta alla vita
le viscere che si perdono
in un tafferuglio
ne muori spazzato via dalla scienza.

Il mondo è sottile e piano :
pochi elefanti vi girano, ottusi.

Amelia Rosselli Documento 1966-1973

Les fleurs sont offertes, puis elles s'épanouissent
une surveillance stricte les réduit au silence

il ne faut jamais se lasser des présents.


Le monde est une dent arrachée

ne me demandez pas comment il se fait

que je sois aujourd'hui si âgée

la pluie est stérile.


En quête des graines mortes

tu étais l'union flétrie que je cherchais

voler le cœur d'un autre afin de s'en servir.


L'espérance est un dommage sans doute irréparable

les pièces de monnaie tintent crûment sur le marbre

de la main.


Je persuadais le monstre de se retirer
dans les chambres propres d'un hôtel imaginaire

il y avait dans les bois de petites vipères embaumées.


Je me grimai en prêtre de la poésie
mais j'étais morte à la vie

les entrailles qui se perdent

dans une échauffourée
tu en meurs balayé par la science.


Le monde est mince et plat
:
des éléphants peu nombreux s'y promènent, obtus.


(Traduction personnelle)


Ho venti giorni

per fare una rivoluzione : ho
altri venti giorni dopo la rivoluzione
per conoscermi
mio piccolo diario sentenzioso

Tana per
le fresche menti
le parole,
un pugno
chiuso che le garantisce
la mia più imbattibile ragione d'essere.

Il nemico le strappa le vesti
la felicità è un micro-organismo nell'interno
dell'infelicità

nel cimitero
non sa smettere di essere felice.

Amelia Rosselli Documento 1966-1973

J'ai vingt jours
pour faire une révolution : j'ai
encore vingt jours après la révolution
pour me connaître
mon petit journal sentencieux

Les mots,
gîte
pour les esprits frais,
un poing
fermé qui lui garantit
ma plus invincible raison d'être.

L'ennemi lui arrache ses vêtements
le bonheur est un micro-organisme logé à l'intérieur
du malheur

au cimetière
elle ne parvient pas à cesser d'être heureuse.

(Traduction personnelle)




L'article de Bernard Simeone a été repris dans le volume de chroniques Lecteur de frontière, paru en 1997 aux éditions Paroles d'aube.

La traduction du premier poème par Jean-Baptiste Para est extraite de l'anthologie Lingua, la jeune poésie italienne, publiée en 1995 aux éditions Le temps qu'il fait.


Images
: en haut et en bas, Benedetta Ventrella (Site Flickr)

au centre, portrait d'Amelia Rosselli : Dino Ignani (Site Flickr)

4 commentaires:

  1. Je ne connais pas Amelia Rosselli, je vais aller faire un tour à La Tour de Babel. Grazie.

    RépondreSupprimer
  2. Marie Fabre (qui a coordonné le dossier Amelia Rosselli du dernier numéro [avril 2012] de la Revue *Europe*), a entrepris une traduction en français des *Variations de guerre* d'Amelia Rosselli, traduction qui sera bientôt disponible aux éditions Ypsilon.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci de cette information, qui est aussi une très bonne nouvelle !

      Supprimer
  3. Cette traduction est disponible à compter de ce jour. La préface est de Jean-Baptiste Para. Cù l'amicizia.

    RépondreSupprimer