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samedi 18 septembre 2010

Les champs d'Enna (Lettre à Amicie II)


"Rien ne vous presse... Pourquoi, avant de vous éloigner de ces rivages pour vous aventurer dans le cœur altérant de la Sicile, n'iriez-vous point jusqu'au modeste Lido di San Leone, et vous plonger en la mer africaine ? Elle a la même bleu que celui de l'œil de la plume du paon. – Toutefois, ne l'oubliez pas : vous avez une bonne centaine de kilomètres à parcourir, par une route tournante et montueuse, pour gagner avant la nuit l'altière Enna, où, l'Histoire quittée, la Fable vous attend."

Jean-Louis Vaudoyer Compagnon d'Italie





Deux puissantes divinités primitives, Demeter qui règne sur la terre et Hadès qui règne dessous, se disputèrent, aux âges mythiques du monde, ce pays. L’aspect farouchement désolé de l’espace immense qui s’offre à vous de la terrasse de votre hôtel (le bien nommé Belvédère) vous le dit éloquemment : c’est le dieu d’en dessous qui l’a emporté.
Sans quelques villes ramassées sur elles-mêmes aux sommets de pics qui semblent inabordables, vous pourriez croire être soudainement tombée dans un monde déshumanisé. Le sol, privé de toute végétation, a la couleur de la maladie et de la mort. Pourtant, cette région de l’île fut jadis «le grenier à blé de l’Italie». Du temps où la grande Demeter et sa fille Perséphone avaient à Enna leurs temples (rien n’en reste), la contrée n’était qu’un vaste jardin, entrecoupé de forêts, de lacs, de prairies : «les champs rendaient au centuple les semences qu’on y déposait.» Tout cela, selon la légende, disparut le jour où Hadès, épris de la petite Perséphone, surgit de la terre déchirée et, dans des tourbillons de flammes, ravit la fille à la mère, laquelle s’éloigna pour jamais de cette terre maudite, la laissant telle que vous la voyez, grise de cendre et jaune de soufre. Des zolfatares la perforent un peu partout, que les descendants des agriculteurs déméteriens exploitent en chantant les plus tristes chansons du monde.
Il fallait que je vous conduise ici pour que vous vous rendiez compte de visu que la Sicile n’est pas toujours et partout «le pays où fleurit l’oranger». La fable selon laquelle Perséphone règne tantôt sous la terre, tantôt dessus, est née d’une vérité. Lorsque l’épouse de Hadès s’évade des Enfers, les lieux de l’île où elle apparaît se revêtent des plus belles fleurs, des fruits les plus beaux. Ces grands morceaux de Paradis, vous les vîtes autour de Palerme et vous les reverrez, dès ce soir, autour de Syracuse.
Cependant, ne vous éloignez point de ce site dramatique sans l’avoir un peu exploré. Après les dieux, les hommes n’ont pas laissé ici, de siècle en siècle, des souvenirs de paix. On s’est furieusement battu autour et dans cette Enna qui passait pour inexpugnable. Elle fut phénicienne avant d’être grecque ; et, tout le long des guerres puniques, tantôt romaine, tantôt carthaginoise. Puis les Normands et les Arabes se la disputèrent âprement. Un émir vainqueur y rafla en une fois toutes les femmes de la région, et, à Bagdad, en peupla ses harems.




Aujourd’hui, Enna est une petite ville grave, fière de trôner juste au milieu de l’île (à mille mètres d’altitude) ; fière aussi de ses monuments, gothiques (églises, palais, citadelle). Elle possède un trésor de vases sacrés, un petit musée, une petite trattoria. Faites-vous-y servir une de ces savoureuses pizze alla siciliana ; non point plates et compactes comme les pizze alla napolitana, mais onctueuses, presque légères ; et, dans des flacons épais, un vin enflammé, couleur de roche, quelque peu madérisé.
Jean-Louis Vaudoyer Compagnon d'Italie, éditions Fayard, 1958

Images : en haut, Site Flickr
en bas, Bricke Dotnet (Site Flickr)

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