Je ne suis certainement pas de ceux qui voient l'Italie comme simplement «la terre heureuse» où de riantes collines, de beaux rivages répondraient aisément à un art de vivre lui, toutefois, bien réel, et très raffiné autant que très méditable. Les pierres au soleil, qu'on les retourne le long de la strada bianca, et je sais bien que dessous miroitent obscurément les flaques de l'irrationnel, des fantasmes, de la pensée magique : «il buio», tout un passé italique, étrusque, romain encore, qui, grâce à des coutumes locales, à peine christianisées sur des terres souvent âpres et pauvres, n'a jamais été aussi réprimé dans l'inconscient italien que le furent en France nos civilisations gauloises ou préceltiques. Les effrois les plus archaïques, les entrevisions les plus fugitives, et des cris dans le noir, même à midi : je crois, ai-je tort, les rencontrer partout dans l'imaginaire italien. Et Paolo Uccello peignant La Profanation de l'hostie, c'est précisément ce dark side de l'existence : un côté de l'esprit où foisonnent des êtres «peregrinantes in noctem», où, dans des salles désertes, devant des portes béantes, on prononce de bizarres incantations pour éloigner les démons, en jetant des fèves derrière soi.
Mais au sein même de ce qu'ainsi je nomme la nuit, ce qui m'a toujours frappé et requis en pays de langue italienne, c'est la présence des nombres dans les œuvres, c'est cet affinement des proportions dans les rapports entre les diverses parties des édifices – ou, en peinture, dans le tracé d'un bras, d'un visage – qui semble, comme un aérostat, arracher la forme à ses adhérences dans la matière et ainsi délivrer l'esprit de ce mal qui stagne, croit-on parfois, dans les aspects les plus heureux de la vie. J'ai eu cette impression d'élévation et de délivrance en bien des lieux, depuis mon premier pas sur le sol italien, quand, en 1950, au sortir de la gare de Florence, je vis se dresser le campanile éclairé de Santa Maria Novella. Des nombres qui se resserrent sur eux-mêmes, qui s'allègent, qui passent dans l'invisible : quel saisissement, quelle espérance, aussitôt ! Dès cet instant je me sentis sur la voie.
Mais au sein même de ce qu'ainsi je nomme la nuit, ce qui m'a toujours frappé et requis en pays de langue italienne, c'est la présence des nombres dans les œuvres, c'est cet affinement des proportions dans les rapports entre les diverses parties des édifices – ou, en peinture, dans le tracé d'un bras, d'un visage – qui semble, comme un aérostat, arracher la forme à ses adhérences dans la matière et ainsi délivrer l'esprit de ce mal qui stagne, croit-on parfois, dans les aspects les plus heureux de la vie. J'ai eu cette impression d'élévation et de délivrance en bien des lieux, depuis mon premier pas sur le sol italien, quand, en 1950, au sortir de la gare de Florence, je vis se dresser le campanile éclairé de Santa Maria Novella. Des nombres qui se resserrent sur eux-mêmes, qui s'allègent, qui passent dans l'invisible : quel saisissement, quelle espérance, aussitôt ! Dès cet instant je me sentis sur la voie.
Yves Bonnefoy, Postface à L'Arrière-pays, Poésie / Gallimard, 2005
Jean-Louis Schefer : L'Hostie profanée (document au format pdf)
Source des images : en haut, P. Uccello, Le miracle de la profanation de l'hostie (détail) Site
en bas, campanile de Santa Maria Novella, Florence : Site Flickr
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