Dans l’un de ses récents ouvrages, Le piéton de Rome, Dominique Fernandez nous fait visiter cette ville ("la" Ville) qu’il arpente depuis plus de cinquante ans, et dont il connaît tous les visages, tous les secrets. Rien ne manque dans ce périple : ni la Rome antique (très belles visites de la Domus Aurea de Néron, et de la Villa Hadriana), ni la Rome baroque, particulièrement chère à son cœur, avec ses statues, ses églises, ses places et ses fontaines. Il nous replonge aussi par ses souvenirs dans la Rome des années cinquante et soixante, avec l’évocation de dîners réunissant les grands écrivains de cet âge d’or : Ungaretti, Moravia, Morante, Pasolini, Bassani, Penna... Des chapitres sont aussi consacrés à des personnalités étonnantes et moins connues comme Mario Praz (le Cyclope dans son antre) ou Fabrizio Clerici (l’aigle dans son aire). Je recommande vivement la lecture de ce très bel ouvrage, dont je cite ici un passage extrait du chapitre Itinéraire Bernin, consacré aux œuvres du Bernin conservées à la Galleria Borghese :
À vingt-cinq ans, le sculpteur avait fixé les grands traits de la grammaire baroque. Énée et Anchise regroupe trois personnages : Énée qui s’enfuit de Troie en emportant sur son épaule son père lui-même chargé des lares et des pénates, divinités protectrices du foyer ; derrière Énée, son fils Ascagne tient la lampe à huile qui permettra d’allumer des feux pendant l’exil ; Ce groupe symbolise les trois âges, enfance, maturité, vieillesse, les trois saisons, printemps, été, hiver (il n’y a pas d’automne à Rome), ou encore trois états d’âme : l’accablement (Anchise), le courage et la maîtrise de soi (Énée), l’espoir (Ascagne). Chaque détail est calculé avec une minutie réaliste : les yeux exorbités d’effroi d’Anchise, la fixité de ses pupilles profondément enfoncées, le relief des muscles au-dessus de ses arcades sourcilières, sa peau flasque, ses pieds noueux ; la pilosité vigoureuse et l’assurance tranquille d’Énée ; la rondeur lisse et potelée d’Ascagne. On est loin des visages et des corps peu caractérisés, souvent idéalisés, des sculpteurs de la Renaissance toscane.
Au David monumental, vertical, altier, immobile, imperturbable, intemporel de Michel-Ange, figé dans le sentiment de sa puissance, Bernin a substitué un David mobile, tordu, inquiet, en train de tendre la fronde, peu sûr de bien viser. Il l’a représenté en pleine action, dans un moment très bref de sa vie. C’est un instantané, saisi dans la fugacité de l’action. La comparaison des deux statues est devenue un exercice d’école, tant la rupture à la fois philosophique et stylistique est éclatante.
L’enlèvement de Proserpine chante la joie de l’amour physique, le transport des sens matérialisé par la main droite de Pluton profondément enfoncée dans la cuisse gauche de Proserpine. Prodigieux est le travail du marbre, qui semble céder sous la pression des doigts. Il faut avoir l’esprit singulièrement tourné pour voir dans cette statue une métaphore de la résurrection, sous prétexte que Déméter, la mère de Proserpine, a obtenu de Pluton qu’il lui restitue sa fille pendant les six mois de l’été. Rien, dans l’œuvre de Bernin, ne fait allusion à ce retour sur terre. Bernin célèbre l’instant présent, le moment fugace de l’enlèvement : on reconnaît là le goût des baroques pour la précarité de l’éphémère.
Après le rapt, le viol. La transformation de Daphné en laurier, le durcissement progressif des pieds et des mains, le passage insensible de la chair à l’écorce, marquent une autre conquête du baroque : l’art de rendre sensible, comme si elle se produisait sous nos yeux, la métamorphose. On sourira, une fois de plus, des interprétations catholiques du mythe, avancées pour justifier la présence d’un nu féminin dans les collections d’un cardinal, commanditaire de la statue : Apollon serait le Soleil immortalisant par son contact la Vertu, laquelle ne serait rien de moins que l’âme chrétienne, ou carrément Marie elle-même. Voilà comment une scène de viol et un kidnapping se trouvent affadis en allégories morales.
Dominique Fernandez Le piéton de Rome, Editions Philippe Rey, 2015
Images : de haut en bas, (1) Le Bernin, Le Rapt de Perséphone (détail), (1621-1622) Galerie Borghèse, Rome
(2), (3), (4), (5) Le Bernin, Énée, Anchise et Ascagne, (1618-1619) Galerie Borghèse, Rome
(6), (7), (8) Le Bernin, David, (1623-1624) Galerie Borghèse, Rome
(9), (10), (11) Le Bernin, Le Rapt de Perséphone (1621-1622) Galerie Borghèse, Rome
(12), (13) Le Bernin, Apollon et Daphné (1622-1625) Galerie Borghèse, Rome
Images : de haut en bas, (1) Le Bernin, Le Rapt de Perséphone (détail), (1621-1622) Galerie Borghèse, Rome
(2), (3), (4), (5) Le Bernin, Énée, Anchise et Ascagne, (1618-1619) Galerie Borghèse, Rome
(6), (7), (8) Le Bernin, David, (1623-1624) Galerie Borghèse, Rome
(9), (10), (11) Le Bernin, Le Rapt de Perséphone (1621-1622) Galerie Borghèse, Rome
(12), (13) Le Bernin, Apollon et Daphné (1622-1625) Galerie Borghèse, Rome
"Prodigieux est le travail du marbre, qui semble céder sous la pression des doigts."
RépondreSupprimerQui a pris la première et la onzième photo ? des merveilles ! Travailler le marbre de cette façon tient du prodige. J'aime ces photos prises de près, en détail. Elles permettent l'intimité avec l’œuvre, le regard indiscret. L'amour est toujours porteur d'une lumière.
Dominique Fernandez ? Le lire dans ces regards posés sur Rome, l'Italie, contempler ces photos, implique le corps, le désir, une fusion narcissique (avec soi comme seul partenaire),ou, - entrecroisement de ces images et de ces mots - :faire vibrer l'absence de l'autre qui nous harcèle comme une présence.
Les photos viennent de Wikipédia, qui n'indique jamais de source précise. Ce travail du marbre est effectivement extraordinaire : parvenir à exprimer l'instant, l'élan, la fugacité et la souplesse du geste en utilisant la matière la plus opposée à tout cela, c'est le cœur même du génie du Bernin ; et quand on songe qu'il était aussi un architecte prodigieux et un peintre exceptionnel (ses autoportraits de la Galleria Borghese le prouvent), on est saisi de vertige !
SupprimerOui, Le Bernin, bien sûr ! à l'origine et du texte et des photos. Parfois ce qui est écrit à propos d'une œuvre, donnant accès à celui qui a écrit, nous situe dans un entre-deux, sorte de duo en miroir. L'un est l'image de l'autre dans une sorte de corps à corps, une danse de mots, une capture. Ici, la statue reprend vie à travers l'écriture (idem pour les photos de détails). L'un devient le fantasme de l'autre... (Merci d'être revenu après cette longue absence.)
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