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mardi 17 juin 2014

Il pleuvait sur la place Barberini




Mardi 25 février 1986, 10 heures moins le quart, le matin. Sous prétexte que tous les films italiens en italien sont bons à prendre pour apprendre la langue, je suis allé voir hier soir, au Barberini tout voisin, un navet d’Alberto Lattuada, Una Spina nel cuore, avec Anthony Delon. Il incarne parfaitement, surtout au début et en particulier dans la gestuelle, celle de la cigarette, par exemple, tout ce qu’il peut y avoir d’insupportable et ridicule, dans l’idée de sa propre virilité, constamment jouée, chez le petit mâle italien. Dans la salle, tout le monde parlait comme chez soi, froissait des sacs, fumait malgré l’interdiction et faisait des plaisanteries grasses, toujours profondément misogynes, au moment des scènes sexuelles, qui sont nombreuses. De toutes les femmes la plus méprisée par le code, en Italie, c’est celle qui désire ou qui prend du plaisir.




À la sortie il pleuvait sur la place Barberini, si laide malgré sa fontaine, avec cet horrible hôtel qu’on a eu le front de dédier au Bernin. Deux prostitués travestis avaient eu un accident de voiture, à l’entrée de la rue des Quatre-Fontaines, avec des jeunes gens entassés dans une Fiat. Ces dames les insultaient en criant à pleins poumons d’une voix de rogome, et bien sûr leur invective de prédilection n’était autre que le fameux va t’fanculo, qui se présente ici dans toutes les situations de conflit, même les plus insignifiantes. Il n’y a pas d’insulte plus bête, plus basse, et qui révèle mieux, surtout dans la bouche de deux travestis (il fallait voir leur visage, dévasté, haineux) le puritanisme pourri de ce peuple. Une sorte de découragement s’est abattu sur moi. Je n’ai pas d’amis ici, car je ne cherche que des amants, et les amants que j’ai rencontrés, jusqu’à présent, ne peuvent pas être des amis. La tâche à laquelle je m’étais livré un peu plus tôt, à la maison, en préparation aux Notes sur la situation culturelle, et qui consiste à réunir, c’est facile, des exemples courants de la dégradation du français, tout d’un coup me répugnait, soit par ce que je trouvais, soit par mon application à le chercher. Et du vin de Chianti avarié m’avait rendu malade, je m’en rends compte ce matin.






2 heures et demie. Mais tout à coup, quand je sors vers midi, un temps superbe : clair, ensoleillé, transparent, lumineux. Printemps sur la ville, pourtant les hordes d’avril sont encore loin ; on l’a pour soi seul. Et l’épicier m’a offert une autre bouteille, sur la foi de mes seuls dires !

Renaud Camus  Journal romain  Éditions P.O.L, 1987








Images : (1) Site Flickr

(2) Anthony Delon et Sophie Duez dans Una spina nel cuore, d'Alberto Lattuada

1 commentaire:

  1. Texte féroce et lucide sauf en cette envolée poétique dans les dernières lignes.

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