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dimanche 22 juin 2014

De la promenade




C’est un petit livre (une centaine de pages) trouvé un peu par hasard : un traité intitulé De la promenade, écrit par Rémi Villedecaze, auteur à propos duquel on ne nous donne aucun renseignement ; il y a juste une petite photographie sur la quatrième de couverture. Le livre est paru aux éditions du Bon Albert en mars 1997. En feuilletant l’ouvrage, j’ai été retenu par l’argument, que je cite ici : « Loin d’être une activité innocente, la promenade relève de l’ontologie : elle tient un discours sur l’être, en même temps qu’elle constitue un acte de résistance à l’égard de la modernité : par définition, tout promeneur ne prend-il pas le maquis ? À l’écoute de la sagesse qu’elle dispense, l’auteur s’attarde, par les chemins de l’Aveyron et d’ailleurs, en compagnie de Pascal, Kierkegaard, Schopenhauer, Nietzsche où il goûte les charmes de la conversation, aux antipodes du spectacle et du theatrum mundi, cultivant, sur un mode souvent badin, un gai savoir et une morale dévolus au seul culte de la beauté. » L’ouvrage est divisé en cinq parties, toutes passionnantes : Diététique, L’autre dimension, Stations, Littérature, Paresse, équanimité, repos. Je cite ici un extrait du troisième chapitre, Stations :

Je conserve une impression époustouflante de la traversée du Mont Lozère, par une après-midi d’août, vers 16 heures, alors que la brume, déjà, tendait ses filets aux frontières cévenoles. Un miroitement de jaunes et de verts, de roses et de violets, malgré le ciel bas et presque menaçant, m’éblouit par sa vivacité. Dans ces circonstances, je suis la proie d’une boulimie frénétique : je voudrais dévorer ce tableau, m’en repaître jusqu’à plus soif ; je me roulerais par terre, comme un enfant sauvage, respirant l’odeur du sol mêlée aux arômes des plantes, quand des ajoncs m’arracheraient l’épiderme... La promenade rend fou et c’est tant mieux puisque la folie, avec la mort, le cloître, l’art, est un des procédés radicaux pour se retrouver « anywhere out of the world ».




Mes yeux scintillent, illuminés par des lumières aussi vives que les guirlandes qui ornent les sapins de Noël. La pénombre commence à s’installer, qui joue sur toute la gamme des gris ; elle se rapproche, gagne du terrain. Quelques gouttes d’eau estompent des teintes trop sombres ; la peinture à l’huile cède la place à une aquarelle dont les tons plus suaves adoucissent le climat.




Je suis resté longtemps à m’imprégner de cette atmosphère étrange. Je ne savais plus où se trouvaient mes yeux, mes poumons, mon corps ; tout se mélangeait dans un kaléidoscope qui pétrissait la Création. J’assistais à un bouleversement du monde auquel je participais mais dans la passivité, sujet devenu objet, soumis aux aléas d’un nouvel enfantement, pris dans une fantasmagorie où un maître se jouait de moi en m’offrant le spectacle inédit d’une genèse renouvelée. Le monde ruisselait de la blancheur des premiers instants, avec la grossièreté et la joliesse aussi, de ce que la main de l’homme n’a pas encore poli. Entraîné sans avoir bougé de mon poste d’observation, je vérifiais à nouveau que la promenade, dépourvue d’arsenal mécanique, était une incompréhensible machine à jouer avec le temps (l’enfant qui joue héraclitéen (1)), dont les rouages demeurent aussi "cachés" que ces  "choses" évangéliques que Dieu révèlera au grand jour, quand Il le décidera. 

Rémi Villedecaze  De la promenade  Editions du Bon Albert, 1997

(1) Allusion au fragment 56 d'Héraclite : Le temps fatal est un enfant qui joue, qui pousse des pions. C'est la royauté d'un enfant. (traduction d'Yves Battistini)








Images : (1)  Site Flickr

(2)  Site Flickr


 (4) Jessica Naudin  (Site Flickr)



6 commentaires:

  1. Un envahissement des pensées par la sidération des couleurs et lumières mouvantes. Ces photos (surtout celles avec ces brumes effilochées) vont à l'amble. La musique choisie - Haydn - comme un acmé.
    J'essaie de peser en moi cette expérience "De la promenade" de Rémi Villedecaze. Il me semble que cette paix née de ce jeu de lumière (l'or poli des peintures du XIVe s.) et de pénombre aléatoire me conduisait au-delà du visible. Une aire de lumière propice à l'envol des pensées. Je pense au "philosophe " de Rembrandt au pied de la spirale de l'escalier. Quelque chose traversait le paysage, ses transparences, qui se nimbait alors d'une aura traversant ces matières fluides. Une expérience presque mystique comme Saint Augustin sur le balcon à Ostie ("Les confessions"). Immersion dans la beauté, dans la couleur jusqu'au blanc de l'inconnaissance... Fusion cosmique, fluidité du temps, couleur irradiante, lumière miroitante, immensité et solitude agissaient, incitant à la méditation. Un seuil. Un tressaillement...

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  2. Dans un de ses films ("Hélas pour moi"), Jean Luc Godard a ces mots, inspirés de Léopardi :
    « Non, non, non, les peintres ne vous diront pas le secret de la souffrance (…) La peinture ne vous dira pas le chemin à parcourir pour arriver de la vision extérieure de l’univers (…) à la contemplation presque jalouse du visage et du geste humain dans la lumière qu’il faut composer pour les éclairer avec toutes les harmonies des plus lointains soleils et des plus poignantes ténèbres. »

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    1. Merci, Christiane, pour ces réflexions et ces références, qui ouvrent de nouveaux chemins et permettent de continuer la promenade de façon plaisante et pertinente.

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    2. Je retrouve dans les annexes de ce roman inachevé de Camus ("Le premier homme") ces lignes : "L'angoisse en Afrique quand le soir rapide descend sur la mer ou sur les hauts plateaux ou sur les montagnes tourmentées. C'est l'angoisse du sacré, l'effroi devant l'éternité. La même qui, à Delphes, où le soir, produisant le même effet, a fait surgir des temples. mais sur la terre d'Afrique les temples sont détruits, et il ne reste que ce poids immense sur le cœur. Comme ils meurent alors ! Silencieux, détournés de tout."

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