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vendredi 6 juin 2014

Dans la forêt obscure (Nella selva oscura)




William Cliff est un poète, et à mon avis l’un des plus grands de ce temps, et c’est évidemment en poète qu’il s’est lancé dans la périlleuse aventure de traduire L’Enfer de Dante, le premier chant de La Divine Comédie. Cette traduction vient de paraître dans la collection de poche des éditions de La Table Ronde, La petite vermillon. L’intention de Cliff est d’abord de proposer un texte fluide, clair et rythmé par le maintien systématique du décasyllabe, le vers qu'il utilise le plus souvent dans ses volumes de poésie autobiographique (Marcher au charbon, Journal d’un innocent, Conrad Detrez, Autobiographie), et qui est devenu pour lui une sorte de respiration naturelle, la marque même de son style poétique.




Évidemment, la mise en œuvre de ces intentions ne va pas sans quelques arrangements avec le texte original, qui peuvent souvent laisser le lecteur perplexe : ainsi, Cliff refuse toute note explicative et il intègre souvent l’explication à l’intérieur du texte, en supprimant des périphrases qu’il s’efforce de clarifier, ou en ôtant des noms propres, des références géographiques ou historiques. Il s’abstient parfois de traduire certains tercets, ce qui laisse sur la page d’étranges blancs en face du texte original, puisque l’édition est heureusement bilingue. Il lui arrive aussi de condenser en un seul tercet ce que Dante mettait beaucoup plus de temps à développer. On perd ainsi en précision, et je conseillerais volontiers pour ma part à ceux qu’intéresse la dimension historique de l’œuvre de Dante de compléter la lecture de la traduction de Cliff par l'admirable travail de Jacqueline Risset (Flammarion, 1985), beaucoup plus scrupuleux et appliqué à la lettre du texte. 

Même si l'on peut être parfois déconcerté par certains partis pris du traducteur, il n’en reste pas moins que la lecture de cet Enfer reste le plus souvent enthousiasmante, par la façon dont elle emporte le lecteur dans un poème qu’il a l’impression de redécouvrir, avec un souffle, un entraînement jamais entravé, un sens extraordinaire du rythme, porté par la scansion du décasyllabe. Nous sommes certainement plus proche ici d’une adaptation du texte original que d’une traduction au sens traditionnel du terme, mais Cliff réussit tout de même le prodige de ne pas trahir Dante tout en le rendant certainement plus accessible pour un lecteur moderne. A titre d’exemple, je reproduis ici le magnifique récit d’Ulysse dans le chant XXVI de L’Enfer (dont Borges propose un très beau commentaire dans ses Neuf essais sur Dante), très caractéristique à la fois des intentions de Cliff et de la réussite souvent miraculeuse de son entreprise : 




« Quand je quittai Circé qui me retint 
plus d’un an près de Gaète la ville 
qu’ainsi Enée devait nommer plus tard, 

ni l’amour de mon fils, ni la vieillesse 
de mon père, ni la fidélité 
dont Pénélope espérait récompense 

ne purent vaincre en moi la folle envie 
que j’avais d’éprouver et de découvrir 
la valeur et les malices des hommes : 

en conséquence je courus la mer 
avec un pauvre esquif et secondé 
seulement de quelques marins fidèles, 

et d’un bout à l’autre de l’eau je vis 
l’Espagne et le Maroc, l’île des Sardes, 
et beaucoup d’autres, cependant déjà 

mes compagnons et moi devenus vieux, 
nous étions faibles quand nous arrivâmes 
au détroit où Hercule a mis ses marques 

pour signifier qu’on n’allât pas plus loin. 
Mais moi laissant à main droite Séville 
et à main gauche Ceuta, je criai : 

"Ô mes amis ! qui par mille périls 
êtes venus jusqu’à cet occident, 
refuserez-vous à ce qui vous reste 

de vie en ce monde la grande chance 
de suivre encor la chute du soleil 
et d’explorer le monde inhabité ? 

Considérez donc quelle est votre race, 
que n’étant pas des bêtes vous devez 
cultiver la vertu et la science !" 

Après ces quelques mots, mes compagnons 
furent si avides d’aller plus loin 
que je n’aurais pu les retenir, 

et donc tournant le dos à l’orient, 
faisant de nos rames des ailes, nous 
descendîmes toujours plus loin à gauche, 

déjà nous voyions monter les étoiles 
du nouveau pôle et les nôtres plonger 
jusqu’à ne plus émerger de la mer, 

le jour cinq fois s'était rallumé et 
cinq fois il s'était éteint depuis que 
nous étions lancés sur cette étendue, 

quand nous vîmes surgir une montagne 
sombre dans la distance et si énorme 
que jamais telle nous n’en avions vu : 

au premier moment nous nous réjouîmes 
mais bientôt nous pleurâmes quand soudain 
un ouragan vint frapper notre coque 

qui par trois fois nous fit tourner sur l’onde 
puis lever notre poupe en l’air et puis 
nous enfouir par Dieu sait quel pouvoir 

tant que le flot se referma sur nous. » 

Dante L'Enfer  Éditions de La Table Ronde  Collection La petite vermillon, 2014 (Traduction : William Cliff)


On peut lire ici le texte original de ce chant.  



 Vittorio Gassman dit le chant d'Ulysse



Carmelo Bene dit (superbement) le chant d'Ulysse











Images : (1)  Giuseppe Frascheri  Dante et Virgile rencontrent Paolo et Francesca (1846)

(2) William Cliff (Source inconnue)

(3) Fresque représentant Ulysse et les Sirènes (Source inconnue)

(4) Luca Signorelli  Dante (détail d'une fresque, Dôme d'Orvieto) (1499-1502)

5 commentaires:

  1. Magnifique page.Je relis à partir du vers 91 - chant XXVI. Sincèrement, pour ce passage, je préfère la traduction de Jacqueline Rissetr sauf pour les vers 127/129 :
    " déjà nous voyions monter les étoiles
    du nouveau pôle et les nôtres plonger
    jusqu’à ne plus émerger de la mer,"
    Quelle belle image...
    Mais je suis mauvais juge, ne connaissant pas l'italien. J'ai juste intériorisé la traduction de Jacqueline Risset.
    Les vidéos : magnifiques et la fresque me fait rêver. (Ulysse et les Sirènes)
    Je pense à l'inoubliable "Boutès" de P.Quignard.
    http://terresdefemmes.blogs.com/mon_weblog/2008/09/pascal-quignard.html

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    1. La traduction de Jacqueline Risset restera certainement encore longtemps la référence absolue, tant elle est précise et élégante, mais cette version de Cliff m'a tout de même beaucoup plu par sa volonté de conserver le rythme du poème, cette extraordinaire énergie, cet emportement qui saisit le lecteur dans le texte original, ce que J. Risset appelle la "vitesse" du texte de Dante, que le français a trop souvent tendance à ralentir, voire à figer, à solenniser, ce qui décourage souvent certains lecteurs qui vont céder à l'ennui. On n'a pas du tout cette impression dans la traduction de Cliff, que l'on appréciera peut-être d'autant plus si l'on connait aussi sa poésie, et la façon dont il utilise le rythme des vers, avec des enjambements et des rejets audacieux mais souvent très expressifs et très frappants. En tout cas, cette nouvelle version est à connaître si l'on aime Dante, d'autant plus (détail trivial mais tout de même important) que l'ouvrage est publié dans une collection de poche fort peu onéreuse.

      J'aime beaucoup la belle analyse d'Angèle Paoli à propos du "Boutès" de Quignard (voici le lien). Je repense en la lisant à l'un des moments les plus sublimes de la "Divine Comédie", dans le chant XXIII du "Paradis", quand Neptune, dans la profondeur de la mer, lève des yeux stupéfaits et émerveillés en voyant passer l'ombre du bateau des Argonautes : "Un punto solo m'è maggior letargo / che venticinque secoli a la 'mpresa / che fé Nettuno ammirar l'ombra d'Argo." ("Et un seul point m'est plus violent oubli / que vingt-cinq siècles à l'entreprise / qui fit s'émerveiller Neptune à voir l'ombre d'Argo.")

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  2. Mais j'ai bien l'intention de la lire cette nouvelle traduction ! Je crois qu'il faut le livre entier pour entrer dans le rythme de la langue poétique de Cliff.
    Oui, cette analyse est belle et dit autant de P.Quignard et de son livre "Boutès" que d'Angèle Paoli "Come l'augello, intra l'amate fronde" (Comme l'oiseau sous le feuillage aimé)- v.1 / chant XXIII.
    Quelle merveilleuse lecture que cette "Divine Comédie" !

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    1. Mais aussi : "Un seul point m'est majeure léthargie / que ne sont vingt-cinq siècles pour l'entreprise / qui fit Neptune admirer l'ombre d'Argo" (ou encore : "Comme l'oiseau, parmi l'aimée frondaison, / reposant au nid de ses doux nouveau-nés..." etc.), trad. Vegliante, Gallimard 2014... Des vers, et non ronronnants en français ! Bien d'accord avec vous par ailleurs. Cordialement,
      Michele

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    2. La traduction de Jean-Charles Vegliante est souvent très réussie, et parfois même supérieure à celle de J. Risset ; vous avez eu raison de la signaler. Elle a d'abord paru en trois très beaux volumes (bilingues) édités par l'Imprimerie Nationale.

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