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mardi 20 mai 2014

L'hymne de Mickey Mouse




Dans son livre Immaturità [Immaturité], sous-titré La malattia del nostro tempo [La maladie de notre époque], publié il y a dix ans, et jamais traduit en français, Francesco M. Cataluccio se livre à une belle analyse de ce culte de l'enfance et de l'éternelle jeunesse qui caractérise par bien des aspects notre temps. 
De Peter Pan à Lolita, du jeune Holden de L'Attrape-coeur à Ferdydurke de Gombrowicz et au Petit Prince de Saint-Exupéry, Cataluccio reparcourt les figures essentielles de l'immaturité, et leurs multiples représentations dans l'art, la bande dessinée, la musique légère ou le cinéma (je reprendrai prochainement ici les lignes fort pertinentes qu'il consacre au film de Dino Risi Il Sorpasso [Le Fanfaron], sur l'infantilisation qui a pu caractériser les rapports de l'homme avec l'automobile). L'auteur se réfère ici souvent à l'oeuvre de Kundera, dont l'immaturité est un des thèmes principaux (par exemple dans La Vie est ailleurs), dans le sens où elle caractérise l'attitude de ceux qui, déterminés à gommer la complexité du monde, se créent un univers parallèle dans lequel les imperfections de la vie sont totalement évacuées, ou encore adhèrent à des mouvements idéologiques proposant une vision réductrice de la réalité. Cataluccio cite à ce propos la phrase célèbre de Kundera : "Les enfants ne représentent pas l'avenir parce qu'ils seront un jour des adultes, mais parce que l'humanité se rapproche toujours plus d'eux, dans la mesure où l'enfance est devenue l'image de l'avenir." Une nouvelle édition de cet ouvrage, revue et augmentée, parait ces jours-ci en Italie chez Einaudi ; à cette occasion, je cite ici un extrait du chapitre que Cataluccio consacre à la figure de Mickey Mouse (Topolino en italien), et à la façon très prophétique, à la fois ironique et glaçante, dont Kubrick l'a utilisée à la fin de son film Full Metal Jacket :

Le vingtième siècle a été aussi celui d’une petite souris maligne et plutôt conservatrice : Mickey Mouse, de Walt Disney. On peut même dire que ce petit animal au comportement humain est le vrai triomphateur du vingtième siècle (sa première apparition dans un dessin animé date de 1928 et il a comme compagnon d’aventure l’aviateur Charles Lindbergh). Pour le meilleur ou pour le pire, Alberto Savinio notait avec perspicacité dans le chapitre Surrealismo [Surréalisme] de son ouvrage Torre di guardia [Tour de garde], paru en 1977 aux éditions Sellerio : « Mickey est si profondément entré dans les habitudes du cinéma, et même dans les habitudes des spectateurs, que l’on ne saurait concevoir un programme cinématographique, surtout dans les salles populaires, sans un dessin animé de Mickey. Et pendant que ses prouesses se déroulent sur l’écran, les visages des spectateurs sont béats, extatiques, passionnés. Mickey leur fait oublier les tracas de la vie quotidienne ; il les libère des impératifs sociaux ; il installe l’homme mortel dans une zone de semi-immortalité. Finalement, que représente Mickey sinon une forme vulgarisée du surréalisme, un surréalisme à la portée de tous, accessible en quelque sorte à toutes les bourses ? En effet, Mickey dépasse la réalité la plus commune, il accède à l’"autre" réalité : la réalité des poètes. [...] Tel un démiurge désinvolte, Mickey montre que chaque créature humaine, chaque animal, chaque chose, chaque objet, peuvent être indifféremment ce qu’ils sont et en même temps tout autre chose. »




Savinio avait vraiment compris avant tout le monde le phénomène Mickey. Mais il avait envers lui une attitude ambivalente. Il le considérait, on l’a vu, comme un "compagnon de route" du Surréalisme, mais il en venait même à diaboliser la vision du monde de Disney, ainsi que le montre sa critique du film Fantasia, publiée dans une revue cinématographique (Film rivista) en 1946 : « Cette sorte de fable cinématographique proposée par Disney ressemble à un repas composé uniquement de bonbons à la saccharine parfumés à l’eau de rose. L’effet est écœurant [...] Disney n’est pas un cas isolé ; il fait partie d’un grand mouvement esthétique fait de vulgarité, de stupidité, de bêtise, d’amoralisme mielleux et de chromatisme scintillant, qui prend sa source dans quelques villes des Etats-Unis, et principalement à Los Angeles et à New-York. À l’origine de cette esthétique, il y a ce que l’on appelle le "surréalisme", un mouvement qui n’est pas né en Amérique, mais en Europe, et dont je suis moi aussi partiellement et lointainement responsable. Mais les pays "jeunes", et donc dépourvus de sagesse et de mesure, mettent en œuvre "sans discernement" ce que des pays de plus ancienne culture ont pensé en se gardant bien de le mettre en pratique. »




En se contentant d’analyser un seul aspect du problème, et en cédant à des accents polémiques et anti-américains («en un temps très bref et sous nos yeux, ils réduisent à néant ce que l’art et la civilisation avaient mis des siècles de réflexion et de patience à construire»), Savinio n’a malheureusement pas pu approfondir ses intuitions initiales (Mickey et le Surréalisme comme popularisation du rêve où tout devient possible) ; ainsi, il se ferme à la compréhension d’un phénomène dont le succès va aller grandissant dans les années suivantes, à tel point qu’il semble intarissable. 

Dans l’un des plus beaux tableaux du peintre polonais Andrzej Dudzinski, qui a longtemps vécu aux Etats-Unis, on voit un Mickey triomphant, les bras grand-ouverts, qui contemple le crépuscule de l’Occident ; de la même façon, les Mickey Mouse de l’américain Mark Dion dans des installations comme Taxonomy of Non Endangered Species (1990), ou M. Cuvier "Discovers" Extinction (1990) apparaissent comme les seuls survivants d’un monde perdu. Si l’on devait synthétiser en une seule image notre époque, on ne pourrait pas trouver mieux que la dernière scène de Full Metal Jacket (1987) de Stanley Kubrick, où l’on voit le peloton de Marines qui, après avoir accompli un massacre dans le lointain Vietnam, retourne nonchalamment au coucher du soleil vers le camp de base, avec leurs pistolets-mitrailleurs en bandoulière, en chantant en chœur l’hymne de Mickey Mouse

Francesco M. Cataluccio  Immaturità  Einaudi Editore, 2014  (Traduction personnelle)






Images : en haut, séquence finale de Full Metal Jacket, de Stanley Kubrick

en bas, Pieter Brueghel l'Ancien  Les Jeux d'enfants (1560)



2 commentaires:

  1. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  2. (Le temps de corriger une faute d'inattention et revoilà le commentaire !)
    Très intéressante note de lecture qui regroupe tant de visions de la dite "immaturité" des adultes. Toutes ne sont pas comparables...
    Pour Gombrowicz, l'immaturité c'est le malléable, ce qui n'a pas de forme déterminée.( La maturité devenant parfois un masque de l'immaturité.) Dans ses livres aussi (Ferdydurke) cette réserve : on ne peut être "adulte" sans reconnaître une part d'immaturité en soi.
    Certaines périodes de la vie faites de perplexités génèrent une peur, une forme d'immaturité. Cherchant refuge et protection, certains adultes retardent alors inconsciemment leur entrée dans le monde de la responsabilité, de la maturité par mille et une conduites dont ces personnages dont des symboles ( comme Peter Pan).
    Ces dernières années ces comportements de fuite sont devenus acceptables, voire normaux (films - romans). L'immaturité est devenue acceptable.
    Quant à l'invasion W. Disney, ce jugement bien que dur est compréhensible.

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