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vendredi 28 mars 2014

Sulìa, umbria (Côté soleil, côté ombre)




Nous continuons à suivre Giuseppe Ungaretti dans son voyage en Corse. Le onze février 1932, il traverse (difficilement) le col de Vizzavona pour redescendre sur Bocognano :

Il paesaggio non è più brizzolato. La neve viene ora giù a fiocchi piccoli piccoli ma fittissimi. Curioso che la neve possa anche dare il senso del fumo negli occhi. Attraversiamo la foresta di Vizzavona che dev’essere molto bella. Ma in automobile, sarà anche colpa della neve, non si vedono che i tronchi dei larici. Siamo a più di mille metri d’altezza, e si sta per passare dall’altra parte dei monti ; l’autista si ripete : « Sulìa, umbria, banda di qua, banda di là », parte del sole, parte dell’ombra : è il loro modo d’orientarsi ; gli dico di calmarsi : andiamo come già nel vuoto, su una strada affacciata sopra un burrone, quasi meno larga dell’automobile... 

Ho sempre pensato che grandi pittori dovessero chiamarsi quelli che sanno usare il bianco : è un colore che ha tutte le voci : una punta di bianco fa urlare un quadro e una lo fa ridere come una di quelle ragazze di Corte ; non è assenza di colori ; sono tutti i colori in movimento, dei quali uno un po’ più lento, o più lesto, lascia filtrare un’aura di disaccordo : celeste, o rossa, o di bile, o negra come il sole. Il bianco è colore col quale si vince a furia di discrezioni : quando in un quadro, o in una poesia, il bianco riesca a chiarire il senso profondo delle parole, poeta o pittore, non si ha più nulla da imparare. E ora il burrone sembra un gran muoversi di mantici, e di trombe, e di flauti d’un organo spropositato, e in fondo, nel punto che si vela più di nero, un nano grosso come una capocchia di spilla muove ogni cosa, mette in musica : sulìa — umbria... : perfetto silenzio ! 

« Signore, non si va più ! » Scendo, spingo, e raccatto e sposto la neve, ho le mani viola, qrrr, qrrr, qrrr, non c’è verso, qrrr, qrrrrr, qrr, qrrrrrrrr, non c’è verso, non si va né avanti né indietro, qrrr, qrrr, qr, arriva un’altra macchina, a tutta furia, saltiamo in aria. Marinetti aiuto, qr... Ma invece di essere finiti nelle braccia dell’organista, arriviamo a Bocognano

Stendiamo le gambe al fuoco, e le scarpe si mettono a fumare, mentre un gendarme alto due metri, tira coll’oste la pelle a un coniglio bianco.

Giuseppe Ungaretti  Il deserto e dopo, Monti, marine e gente di Corsica, Mondadori Editore, 1961




Le paysage n’est plus moucheté. La neige tombe maintenant en flocons minuscules, mais denses. Curieux que la neige puisse aussi donner l’impression que l’on a de la fumée dans les yeux. Nous traversons la forêt de Vizzavona qui doit être admirable. Mais de voiture, sans doute aussi par la faute de la neige, on ne voit que les troncs des mélèzes. Nous sommes à plus de mille mètres d’altitude, et nous allons passer sur l’autre versant. Le chauffeur chantonne sans cesse : Sulìa, umbria, banda di qua, banda di là, « côté soleil, côté ombre » : c’est leur façon de s’orienter. Je l’exhorte au calme : nous roulons, à nous croire déjà dans le vide, sur une route vertigineuse, presque moins large que la voiture... 

J’ai toujours pensé que les vrais grands peintres sont ceux qui savent se servir du blanc. Tous les registres y sont contenus ; une pointe en suffit à faire hurler un tableau, ou le faire rire comme les jeunes filles de Corte. Ce n’est pas une absence de couleurs ; ce sont toutes les couleurs en mouvement, parmi lesquelles l’une ou l’autre, ou plus lente, ou plus prompte, glisse un rien de discordant : bleu, ou rouge, ou jaune bile, ou aveuglant comme le soleil. Le blanc ne permet de triompher qu’à force de retenue ; quand dans un poème, un tableau, le blanc réussit à éclairer le sens profond des paroles, le poète ni le peintre n’a plus rien à apprendre. Maintenant, le ravin évoque l’énorme ébranlement de soufflets, de cornets et de flûtes de quelque orgue démesuré ; tout au fond, au plus noir du noir, un nain pas plus gros qu’une tête d’épingle, moteur de toute cette agitation, met en musique sulìa, umbria... Puis, le silence. 

— Monsieur, on n’avance plus ! Je descends, je pousse ; je mets la neige en tas, je l’écarte, j’ai les mains violettes... Crr, crr, pas moyen, crr, crrr,crr, crrr, pas moyen, on n’avance ni ne recule, crr, crr, cr, une autre voiture arrive, nous sautons en l’air, Marinetti à l’aide ! (1) crr... Mais au lieu de finir dans les bras de l’organiste (2), nous arrivons à Bocognano

Nous tendons les jambes au feu, les chaussures commencent à fumer, tandis qu’un gendarme haut de deux mètres aide l’aubergiste à écorcher un lapin blanc.

Giuseppe Ungaretti  À partir du désert, Editions du Seuil, 1965 (Traduction : Philippe Jaccottet)

(1) Il y a ici une allusion ironique au premier manifeste futuriste de Marinetti, chantre de la vitesse et du progrès technique, où il est question d'une course folle en automobile qui s'achève "dans un fossé avec les roues à l'air".

(2) Ungaretti file ici la métaphore du paragraphe précédent, où le ravin était comparé à un "orgue démesuré".






Images : en haut et en bas : Source

au centre, John Groom  (Site Flickr)



3 commentaires:

  1. Très belle méditation sur le blanc, très juste. Merci pour la musique et ces belles photos (sauf une qu'on ne peut ouvrir).

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    1. Merci, Christiane ! J'ai réparé le lien qui devrait maintenant fonctionner...

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  2. Merci. Elle est très belle et me rappelle un film Quand passent les cigognes de M.Kalatozov, ce film très silencieux dont il me reste de très belles scènes en mémoire comme la mort de Boris où l'on voit des bouleaux blancs creuser un puits vers le ciel, en tournoyant, alors qu'il tombe lentement à terre. S'inscrit alors le visage souriant de la jeune fille aimée tournoyant dans son voile de mariée.

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