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lundi 16 janvier 2012

Il y aura bal ce soir, à Orta...




 

Le vain travail de voir divers pays
Apporte estime à qui vagabond erre
Combien qu'il perde, à changer ciel et terre,
Ses meilleurs jours, du temps larron trahis.

Maurice Scève Microcosme


Terrasse de l’hôtel d’Orta, faite pour le repos et la paresse. Nous l’avons toute à nous pendant la plus grande partie de la journée. Linda pêche à la ligne, debout et appuyée à la balustrade, attentive, ramassée sur elle-même, ses tresses pendantes sur la pierre tiède, au soleil ; et comme elle nous défend de parler, Bianca s’absorbe dans sa peinture du paysage que nous avons sous les yeux : le lac, l’île, les montagnes de la rive opposée, et je lis, ou j’écris des lettres, ou ceci. A l’heure du thé, quelques touristes viennent, qui nous distraient plutôt qu’ils ne nous dérangent. Hier, deux vieilles Anglaises qui voulaient des glaces ne surent demander que de la glace et je crus devoir leur venir en aide. «They call it gelato. – Oh : jaylar-tow ! Thank you very much.» Et elles eurent des glaces, les chères vieilles choses. Avec cette ignorance de l’italien, leur voyage doit avoir pour elles un caractère cinématographique : une bande qui se déroule : paysages, rues, foules, une vie à laquelle elles ne peuvent prendre part... Je songe que Linda vient de refuser de manger des glaces avec sa tante et moi, et je crois deviner la raison de ce refus, qui nous a surpris, elle est si gourmande: c’est une petite mortification qu’elle s’est imposée, «un fioretto alla Madonna» : elle a promis à la Sainte Vierge de se priver de glaces et lui a demandé, en échange, de lui permettre d’attraper un poisson. Sainte Vierge, faites que Linda prenne un gros poisson.

Le lac, aussi, nous offre bien des sujets de distraction. Arrivées et départs du «Cusio». Lents et pesants voyages des grandes barques où des gens des villages riverains chantent en chœur. Rapides passages d’élégants canots automobiles pleins d’une jeunesse rieuse. Promenade triomphale d’un Adonis en peignoir, peut-on dire, consulaire, blanc à rayures rouges, indolemment assis à la proue d’une barque, tandis que deux jeunes femmes, galériennes d’amour, rament pour lui, et on se plaît à suivre longtemps, avec attendrissement, l’effort patient de ces quatre bras nus qui sont en train de mériter tant de baisers délicieusement expiatoires. Là-bas, quittant l’île, la flottille des séminaristes, noirs mousses de la pacifique marine de Dieu, se dirige vers la partie la moins habitée du rivage, loin des tentations d’Orta. Et voici, venant de la direction d’Omegna (l’autre capitale du lac), une petite barque chargée d’une grande caisse, non, d’un orgue de Barbarie. Il y aura bal ce soir, à Orta : le bal sous l’Hôtel de ville.

Valery Larbaud Jaune Bleu Blanc éditions Gallimard, 1927









Images : en haut, Johann Ingolfsson (Site Flickr) ;

en bas : Zaffiro e Acciaio (Site Flickr)

2 commentaires:

  1. Des voyages, nous reviennent des tressages paysages, visages, mots et silences. le temps se colore alors de l'immobilité d'un ravissement. Je soulève délicatement le mauve d'une coulée de vent ou d'une vaguelette éperdue d'hiver. Je ne sais plus. c'était beau, inachevable par les mots, juste palpitant entre retour et attente.

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