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mercredi 7 février 2018

Vers l'invisible




En août 1958, Julien Green séjourne en Corse, près d'Oletta, dans le canton du Nebbio (dans les parages du Cap Corse), et il consacre à ce séjour quelques entrées de son Journal de cette année-là, publiées en 1967 dans le volume Vers l'invisible (1958-1967). Je recopie ici quelques extraits significatifs de ces souvenirs de Corse, qui méritent certainement de figurer parmi les plus belles pages que l'Île a inspirées à un écrivain.

3 août. — A Oletta, en Corse, non loin de Saint-Florent. De nos fenêtres, nous voyons au loin, sur une colline, le village dominé par les deux tours de son église baroque. Le jardin est plein d'odeurs grisantes. Du matin au soir, la Corse vous promène sous le nez un bouquet de fleurs. Les habitants ne saluent et ne sourient que si on les salue d'abord, mais alors ils se montrent très cordiaux. Quant au paysage, que puis-je en dire ? Je me demande s'il n'est pas nécessaire de venir ici pour savoir à quel point la terre est belle. J'ai pourtant voyagé dans deux parties du monde et même dans trois... Sous les figuiers du jardin, il y a six colombes d'une blancheur qui fatigue la vue lorsqu'elle vont se promener au soleil pour se faire admirer. Elles sont si blanches que l'ombre de leurs plumes sur leurs plumes semble encore de la blancheur. Parfois elles s'envolent au-dessus de la vallée jusqu'au village, parcourant en une minute un espace que nous ne franchissons à pied qu'en une demi-heure, et vont se poser sur l'église.





Non loin d'ici, à Murato, dans une sauvage et magnifique campagne cernée de collines d'un vert qui fait songer à un velours usé, il y a une église très ancienne et d'une simplicité étonnante. Elle est toute blanche, rayée horizontalement de bandes vert-de-gris foncé. Des ornements en frise courent tout autour des murs, exposés au vent, au soleil. Le dessin est beau. On voit — c'est la frise qui m'a le plus frappé — un serpent énorme qui sort d'un arbre et tient dans sa gueule une pomme qu'il offre à Eve ; celle-ci, déjà, se cache d'une main. A l'intérieur de l'église, rien. Un autel de bois, mais des ornements d'une grande élégance sculptés dans les murs. Cette église si riche et si pauvre, si belle et si sévère, se dresse au soleil couchant, toute seule au milieu des collines dénudées, un peu comme une âme devant Dieu.






12 août. — Étendu sur mon lit, je vois le soleil se coucher dans mes vitres. Pourquoi cela m’attriste-t-il ? Je sais bien qu'il va falloir quitter la terre, ou plutôt m'enfouir dedans. La nuit dernière, sur la terrasse, je regardais avec émerveillement les étoiles aussi nombreuses et aussi brillantes que dans le ciel d'Afrique. J'ai beau essayer de me faire à cette idée qu'il faut s'en aller un jour, je serais consterné de mourir maintenant.

Julien Green  Vers l'invisible Journal 1958-1967, Librairie Plon, 1967






Images : tout en haut, Marcel Dormanns  (Site Flickr)

(2) Oletta, église Sant'Andria SourceWikiCommons

(3) Murato, église San Michele Source : Site Flickr

(4) Dan Hutt (Site Flickr)


(6)  Angela Massagni  (Site Flickr)

(7) Source : WikiCommons

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