L'éditeur palermitain Sellerio vient de rééditer Il nome delle parole (Le nom des mots), le très beau récit autobiographique de l'écrivain et poète Guglielmo Petroni (1911-1993), publié pour la première fois chez Rizzoli en 1984. Petroni y raconte son enfance pauvre et triste à Lucques, où il quitte très tôt l'école pour devenir employé dans le modeste commerce de chaussures de son père. La seconde partie du livre est consacrée à ses années de formation, largement autodidactes, depuis sa découverte de la peinture et de la poésie jusqu'à la fréquentation du célèbre café des Giubbe Rosse à Florence (où il fréquente notamment Montale, Gadda, Vittorini, dont il nous livre ici de très beaux portraits). Dans la troisième et dernière partie du livre, Petroni évoque sa rencontre avec Malaparte, qui lui propose de le rejoindre à Rome pour travailler avec lui dans la rédaction de sa revue Prospettive. Nous sommes alors à la fin des années trente, en peine période fasciste, et Petroni prendra très vite une part très active à la Résistance, ce qui lui vaudra d'être arrêté, torturé et condamné à mort en 1944 ; il sera sauvé in extremis par l'entrée des troupes alliées à Rome. Petroni ne s'attarde pas dans Il nome delle parole sur cet épisode, puisqu'il l'avait déjà longuement raconté dans un autre ouvrage autobiographique paru en 1949, Il mondo è una prigione (Le monde est une prison) ; il s'agit d'ailleurs de son livre le plus célèbre, et d'un des plus beaux témoignages sur les années de la guerre et de la Résistance, hélas jamais traduit en français, sauf erreur de ma part.
L'extrait que je cite ici se situe au début de l'ouvrage, où l'auteur raconte son enfance ; dans cette vie monotone et
frustrante, auprès d'un père autoritaire et borné qui lui fait quitter l'école pour le faire travailler avec lui dans sa boutique de chaussures, et d'une mère soumise, "vivant en symbiose avec sa vieille machine à coudre Singer", l'évocation de son grand-père, un être fantasque et généreux
qui multiplia les activités, de serveur de restaurant à chanteur d'opéra, est un moment particulièrement heureux et lumineux:
Nel suo giorno di
libertà il nonno se ne andava alla l’osteria ; tornava tardi, cantando,
barcollando, brontolando con segreta allegria : «Tutti calmi ! Ci
penso io !». Quel «ci penso io» era serenità per me. «State tranquilli»,
diceva, quasi urlando, «ci penso io».
Spesso, nel suo giorno di riposo, uscito
presto di mattina, a sera tardi non si vedeva rincasare ; io aspettavo, non
lui, ma che mia madre, dopo qualche ora di riflessione, m’infilasse la mantella
: «Vai, vai a cercarlo ; a te dà retta». Sapevo dove andare, due o tre osterie
; ma sopratutto una dove lo trovavo assieme ad altri vecchi simili a lui,
vivacissimo. Il gruppo, rumoroso e fumante dell’acre tabacco dei toscani,
sembrava aver dimenticato il tempo.
«Eccolo il mi’ nipote» esclamava appena mi
vedeva entrare. Tutti si muovevano per farmi posto. «Omelette aux confitures
per il mi’ nipote !».
«Nonno ho già mangiato».
«Ci penso io, bimbo, omelette
aux confitures».
Me la portavano con la fiamma sopra, come voleva lui, che
sapeva come si serve una cosa come quella nei ristoranti di lusso. Tentava di
tagliarmela, ma si bruciava le dita : «Fai tu, sai fare meglio di me». Mi
sentivo felice.
«Ecco i giocattoli di Parpignol !» cantava tutt’a un tratto,
tra la gioia di tutti gli avventori dell’osteria. La sua voce non era vecchia,
era bella, limpida. Gli amici attorno al tavolo gli facevano coro «Ecco
Parpignol, ecco Parpignol col carretto tutto fior !».
L’ombra di Puccini
aleggiava nell’osteria. Io stesso, piccolissimo, avevo visto il nonno sul
palcoscenico al teatro del Giglio, in costume, spingere il carretto tutto fior
e cantare «Ecco i giocattoli di Parpignol !».
Non era nato povero, apparteneva
a una famiglia agiata della città. Credo si trattasse di una famiglia di
sciagurati, goderecci e spendaccioni. Lui aveva studiato canto, aveva seguito
una compagnia fino a Nizza, poi non so ; dai suoi racconti qualche scintilla
d’una favolosa Belle époque nizzarda era giunta fino a me. All’osteria con lui
conoscevo la felicità ; l’unica vera felicità che, fino ad allora, fosse
riuscita a penetrare in fondo al pozzo delle mie giornate, abitava all’osteria,
dove mi pareva scorresse una bontà infinita, la bontà di quel vecchio, dei suoi
amici che gli somigliavano ; tra di essi era sempre presente uno scultore che
aveva scolpito qualche angelo sulle lapidi del camposanto ; un facchino della
stazione ; gli altri non sa cosa facessero, ma per me erano tutti buoni,
vecchi, poveri come il mio nonno. Erano personaggi che, nella loro allegra
rassegnazione, communicavano un calore che stranamente mi pareva riscaldasse
sopratutto il mio cervello chiuso, forse ottuso, che invece si apriva come si
spalanca su un paesaggio assolato una finestra da una stanza buia. In quei
momenti mi pareva di comprendere tutto ; una specie di attenzione mi rendeva
capace di capire la gioia che ricevevo dai loro astrusi argomenti, che ascoltavo
sentendovi serpeggiare una dolce malinconia. Quelle sere, per me, erano
meravigliose feste della vita.
Pendant son jour de congé, mon grand-père allait
au bistrot ; il rentrait tard, chantant, titubant, grommelant avec une
secrète allégresse : «Restez calmes ! Je m'occupe de tout!» Ce
«je m'occupe de tout» me rendait serein. «Ne vous inquiétez pas», disait-il,
presque en hurlant, «je m'occupe de tout !»
Souvent, pendant son jour de
repos, il sortait très tôt le matin et, le soir venu, il n’était toujours pas
rentré ; moi, j’attendais, pas mon grand-père, mais plutôt le moment où ma
mère, après un temps de réflexion, me passerait mon manteau en me disant :
«Va le chercher ; toi, il t’écoute». Je savais où aller, dans deux ou
trois bistrots, mais c’était souvent dans le même que je finissais par le
trouver, attablé avec d’autres vieux pareils à lui, et très enjoué. Le groupe,
bruyant et enveloppé de l’âcre fumée des cigares toscans, semblait avoir
perdu toute notion du temps. «Le voilà, mon petit-fils !» s’exclamait-il
dès qu’il me voyait entrer. Tout le monde se poussait pour me faire de la
place. «Une omelette sucrée pour mon petit-fils !»
«Grand-père, j’ai déjà
mangé».
«Je m'occupe de tout, petit, une omelette sucrée !».
On me l’apportait
flambée, il y tenait beaucoup, car il savait comment on sert ce genre de plat
dans les restaurants de luxe. Il essayait de la couper, mais il se brûlait les
doigts : «Je te laisse faire, tu es plus habile que moi !». Je me
sentais heureux.
Tout à coup, il se mettait à chanter, à la grande joie de tous
les clients du bistrot : «Voici les jouets de Parpignol !» Sa voix
n’était pas usée, elle était belle et limpide. Autour de la table, tous ses
amis reprenaient en chœur : «Voilà Parpignol, avec sa charrette toute
fleurie !»
L'ombre de Puccini flottait dans le bistrot. Quand j’étais
encore un tout petit enfant, j’avais vu mon grand-père sur la scène
du
théâtre du Giglio ; en costume, il poussait la charrette fleurie et
chantait : «
Voici les jouets de Parpignol !».
Il n’était pas né
pauvre, il appartenait à une famille aisée de la ville. Je crois qu’il
s’agissait d’une famille de bons vivants, insouciants et flambeurs. Il avait
étudié le chant, il avait suivi une compagnie jusqu’à Nice, et puis je ne sais
pas trop ; jaillie de ses récits, je gardais dans ma mémoire une étincelle
de cette fabuleuse Belle époque niçoise. Avec lui, au bistrot, j’étais
parfaitement heureux ; le seul vrai bonheur qui, jusque là, avait réussi à
éclairer le fond du puits de mes journées se trouvait dans ce bistrot, où il me
semblait voir se répandre une infinie bonté, la bonté de ce vieil homme, des
amis qui lui ressemblaient ; parmi eux se trouvait toujours un artiste qui
avait sculpté des anges sur les tombes du cimetière ; un porteur de la
gare ; j’ignorais ce que faisaient les autres, mais pour moi ils étaient
tous gentils, vieux et pauvres comme mon grand-père. C’étaient des personnages
qui, dans leur joyeuse résignation, transmettaient une sorte de chaleur, et
j’avais l’étrange sensation que cette chaleur venait surtout réchauffer mon
esprit renfermé, peut-être même borné, lequel finissait par s’ouvrir, comme s’ouvre
sur un paysage ensoleillé la fenêtre d’une pièce sombre. Dans ces moments-là,
j’avais l’impression de tout comprendre ; une attention particulière me
rendait capable de saisir la joie que me procuraient leurs mystérieuses
conversations, dont il me semblait en les écoutant qu’elles étaient empreintes
d’une douce mélancolie. Pour moi, ces soirées
étaient de merveilleuses fêtes de la vie.