Je cite ici un
second extrait du recueil de souvenirs de Mary Marquet, Tout n’est peut-être
pas dit... Nous sommes en 1975, l’actrice a quatre-vingts ans et sa glorieuse
carrière théâtrale est déjà loin ; elle continue toutefois à donner des récitals poétiques dans de
petits théâtres ou des cabarets, et on la retrouve parfois au cinéma dans de
petits rôles où son abattage et son autorité volontiers cabotine font merveille
(La Vie de château, La Grande Vadrouille). C’est cette année-là que Fellini la
contacte pour jouer dans son nouveau film, une adaptation (très) personnelle de
la vie de Giacomo Casanova. Elle est pressentie pour jouer le rôle de Zanetta,
la mère de Casanova, dans une scène unique où le séducteur vieillissant et
désenchanté retrouve à l’issue d’une représentation à l’opéra de Dresde sa mère
qui, devenue impotente, attend que l’on vienne la chercher dans sa loge, alors
que la salle s’est déjà entièrement vidée. C’est une scène brève et
mélancolique, comme l’on pourra s’en rendre compte en regardant l’extrait vidéo placé ci-dessous.
Il est amusant de comparer la réalité du tournage et la
version qu’en donne Mary Marquet, persuadée d’être devenue la nouvelle muse du
grand cinéaste. En fait, beaucoup plus que ses talents dramatiques et son passé
de tragédienne, ce qui intéresse ici Fellini, c’est surtout le visage de
l’actrice, que le maquillage et le costume transforment en caricature. Il
l’utilise comme une image à la fois sinistre et pathétique, conforme à celle qu'il a au préalable imaginée et dessinée, alors que Mary
Marquet a l’impression de revivre devant sa caméra ses fastes de tragédienne et
son interprétation d’Athalie !
Gérald Nanty, l’un des rois des nuits
parisiennes dans les années soixante et soixante-dix, qui a souvent vu
l’actrice dans cette période de sa vie, raconte l’envers de cette aventure dans
l’ouvrage qu’Elisabeth Quin lui a consacré (Gérald Nanty, Bel de nuit,
Grasset, 2007) ; on s'apercevra en le lisant que l'actrice a beaucoup "enjolivé" cet épisode dans son recueil de souvenirs : « Fellini l’avait croisée et avait aimé la démesure du personnage. Il
venait de réaliser Amarcord, une revisitation de son enfance à Rimini et
préparait un grand film en costumes au casting international. L’on fit savoir à
Mary Marquet que Fellini la pressentait pour un rôle, et qu’il la rencontrerait
à Paris, chez elle. Dans l’antre de la dragonne, pour combler une curiosité de
collectionneur de prototypes féminins... Un peu humiliée de vivre dans un trois
pièces [en fait un deux-pièces, au 10, rue du Square-Carpeaux], Mary demanda à
son chevalier servant Georges Debot de lui trouver un "gamin qui crève la
faim aux Beaux-Arts" pour peindre des portes en trompe l’œil sur ses murs.
Elle voulait taper à une porte, et dire à d’imaginaires domestiques :
"Surtout, qu’on ne me dérange pas, je suis avec le maître
Fellini !" Marquet s’est fait peindre six portes en trompe l’œil.
Fellini n’est pas venu ; néanmoins, elle a décroché un rôle dans son
Casanova : celui de la mère de Giacomo, que jouait Donald Sutherland. La
scène est courte, mais forte, funèbre. (...) Après le tournage, lorsqu’elle
venait chercher ses lentilles au Colony, elle disait à qui voulait l’entendre :
"Fellini est un Marquetiste convaincu !" »
La
rencontre parisienne entre Fellini et Mary Marquet n’a donc pas eu lieu, ce qui
n’empêche pas l’actrice de la décrire longuement dans son livre en la
qualifiant de "miraculeuse". De même, elle évoque avec ravissement
les nombreuses marques de respect et d’admiration que le maître italien lui a
prodiguées, en oubliant de préciser qu’il n’a même pas jugé bon de la faire
figurer au générique de son film, où son nom a été oublié... Peu importe ; pour paraphraser la formule sur laquelle se clôt le film de John Ford L’Homme
qui tua Liberty Valance, au Far-West comme dans les mémoires d’actrices, quand
la légende est plus belle que la réalité, on imprime la légende :
Le
second acte de cette rencontre miraculeuse, c’est mon arrivée au
studio de Rome. On me donna mon rôle en anglais. (Je ne comprends pas l’anglais, mais je
le parle « petit nègre ».) Si je joue le rôle en français, la
traduction est aisée pour moi. Comme je demandais mon texte en français,
j’entendis, stupéfaite :
— Mais vous ne tournez qu’en anglais, Madame.
Avouez qu’une chose pareille n’arrive qu’à moi !
M. Fellini préfère, à dix
Anglaises ou Américaines, une actrice française pour jouer dans leur langue.
(Il paraît que j’ai un bon accent, heureusement.)
Devant tourner deux jours
après, je comptais ne plus dormir, hantée par ma nouvelle nationalité...
Je
n’avais pas encore fait la connaissance de
Danilo Donati, ce
« double » de Fellini.
En une nuit, un costume, beaucoup plus beau
que tous mes costumes de Madame Quinze, était fait d’après mes mesures.
Il est
immense, impérial, léger comme une poussière d’or. Des volants et des volants
de dentelle blonde sur un fond de lamé donnent une surprenante légèreté à mon
gigantisme. La haute perruque blanche est ornée, sur le front, d’un diadème où
les saphirs, les ors et les diamants rivalisent d’éclat.
Je passe de
l’essayage au plateau, où Fellini règne en maître.
Le décor est saisissant, les
costumes de toute beauté. L’atmosphère trouble, impressionnante, Casanova mène
la ronde infernale.
Et voilà
le grand chef de cet orchestre diabolique. Il
garde son merveilleux sourire et ce regard malicieux où la bonté rayonne. Il
n’exige rien et tous se soumettent.
J’ai hâte d’être devant la caméra pour lui
seul. Ce sera pour mardi prochain, parce qu’il y a des grèves... Fellini dînera
avec moi demain.
J’avoue ne pas regretter que Marcel Carné n’ait pas cru bon de
me faire inviter à l’Élysée quand il y fut reçu. D’abord, parce que dans mon
beau passé, j’y fus conviée trois fois, mais surtout parce que mes rapports
avec Fellini sont d’une autre saveur...
À six heures trente du matin, la
voiture vient me prendre pour m’emmener au studio. N’ayant pu dormir, même une
heure (le trac) j’arrive dans l’état d’une noctambule avinée. Je titube de
fatigue nerveuse. Les studios n’ont pas d’ascenseur et je monte, combien
péniblement, les nombreuses marches. Heureusement, je retrouve tous mes amis de
la semaine dernière. J’offre au maquilleur un visage aux yeux clos, car le
sommeil commence à me gagner. Sous les doigts agiles de celui qui se révèle un
maître, je m’intéresse à ce faciès nouveau qu’il sculpte avec un art consommé.
— Puis-je mettre du noir à l’intérieur de l’œil ?
— Oui, oui...
Je le
mets, mais léger, certaine qu’il va m’arrêter dans cette collaboration, peu
goûtée des maquilleurs français. Miracle, il me dit :
— Encore.
J’ai un
goût prononcé pour les yeux très « faits ». Ce que j’ignorais, c’est
que, là encore, Fellini avait tout orchestré à l’avance.
À neuf heures, je suis
prête, et l’admiration suscitée par l’ensemble de ma personne est unanime.
Arrivée sur le plateau,
Fellini me dévisage et son regard est plus impressionnant
que ceux de trois caméras.
— Grazie.
Mais à peine cet hommage m’est rendu,
qu’il fait signe au maquilleur de venir près de lui. Installée à nouveau devant
une table dressée avec la rapidité de l’éclair, j’assiste à un dialogue entre
l’autorité corrective d’un peintre et son élève. À chaque mot, à chaque signe,
les doigts dociles transforment un trait, en ajoutent ou en effacent un autre.
Je présume que Renoir retouchait ainsi la femme assise dans
La Loge. Cette toile pour laquelle il avait une préférence...
Arrivé au
dessin de ma bouche, je devine qu’il la critique avec force. Or jamais, dans
toute ma carrière cinématographique, on ne m’avait dessiné des lèvres plus
belles, sensuelles, pulpeuses, elles me paraissaient exceptionnellement réussies.
Un coup d’éponge et la moitié de la lèvre supérieure disparaît. Un coup de
crayon, et me voilà dotée d’une demi-lièvre supérieure mince, tandis que
l’autre moitié garde sa belle forme.
— Perfetto...
Devant la joie de Fellini,
je pousse un cri :
— Ah non ! Fellini, je refuse...
— Mais Maria,
pourquoi ?
— Parce qu’on va croire à Paris que j’ai eu une attaque.
Tout
le monde éclate de rire.
— Et l’Art, Maria, qu’est-ce que vous en faites ?
Votre personnage doit faire peur, tout en restant très beau. Cette demi-lèvre
fine donne à votre visage une cruauté, un mépris, c’est le rêve. Et puis, après
tout, cette dame est impotente, pourquoi n’aurait-elle pas eu aussi une
paralysie faciale ? J’ai autant besoin de votre art de comédienne Maria,
que de votre beauté.
Je m’incline devant cette autorité faite aussi de logique.
Prête à neuf heures, j’ai, comme en France, « tourné » à quinze
heures. Fellini vient s’excuser.
— Votre loge n’est pas sèche.
— Comment, pas
sèche ! J’y étais tout à l’heure.
— Non, celle de l’Opéra de Dresde.
Enfin, je monte dans mon perchoir vers midi.
Trois étages ; sur
praticable, un escalier tournant en colimaçon, on tient ma robe gigantesque, je
m’agrippe à la rampe. Ouf. J’y suis. Et me voilà assise, faisant corps avec la
façade des loges, imitant la pierre. Mon visage semble, paraît-il, sculpté sur
lui.
Ma robe est aussi vaporeuse que le reste est figé.
Mes bijoux étincellent.
Fellini fait braquer sur moi toutes les lumières, et je sens sa joie, malgré
l’espace immense qui nous sépare.
J’aborde la scène si importante avec
confiance, physiquement, mais le cœur battant.
Et pendant cinq heures, j’ai
joué tout mon rôle dans le texte anglais et français
en alternance. Là, Fellini
m’a éblouie. J’avais établi le rôle dans l’esprit de la
Folle de Chaillot,
cocasse, comique, mais j’ai pu ajouter une trouvaille de Fellini. Ma première
apparition, il l’avait conçue terrible, telle que Casanova, mon fils, l’avait
ressentie. Cela sert l’art dramatique, de passer par les classiques. Avoir
interprété Athalie m’a beaucoup aidée.
Toutefois, ignorant la suite du
tournage, j’étais très inquiète. Tout mon travail préparatoire me sembla vain.
C’est alors que j’entendis
Fellini me crier :
— Maria, souriez, encore,
encore. Riez. (Quel beau rire !) Maintenant du mépris, un mépris cinglant,
comme un coup de cravache.
Et toutes ces indications étaient ponctuées
de :
— En français, en anglais (deux fois).
J’étais comme un bouchon sur
l’eau.
— Mon Dieu ! Qu’est-ce qui m’arrive ? Ça doit être mauvais !
Et je vois surgir en haut d’une échelle Fellini qui me dit gravement, mais avec
cette flamme qui ne cesse d’animer son regard :
— Maria, je suis très,
très content.
Je crois avoir, à cette minute, été récompensée des efforts
incessants consacrés à soixante-sept années de carrière. Mon bâton de maréchal,
je le dois à Fellini.
Et la preuve en est : comme je montrais au serveur
de l’hôtel qui entrait dans ma chambre, des photos prises en studio :
—
Ces portraits sont signés Fellini !
Et comme je lui disais :
— Pour
les Italiens, Fellini, c’est
le Pape ?
Il me répondit, l’œil brillant
d’enthousiasme :
— Plus, beaucoup plus que le Pape !
Qui dit
mieux ?
Mary Marquet Tout n'est peut-être pas dit... Editions Jacques Grancher, 1977
Images : 1, 2, 3, 4 Le Casanova de Fellini, 1976