"Così andammo infino a la lumera,
parlando cose che 'l tacere è bello,
sì com'era 'l parlar colà dov'era."
Le premier volume des
Notes d'un peintre de Jean-Paul Marcheschi était consacré à Monet (
Camille morte, Notes sur les Nymphéas), le deuxième à Piero della Francesca (
Lieu clair), le troisième à Pontormo, Rosso
Fiorentino et au Greco (
La déposition des corps) ; un quatrième volume vient de paraître,
Voir l'obscur (comme les trois autres, aux éditions nantaises Art 3)
; il y est question de
Goya, et plus particulièrement des
Pinturas negras (
Peintures noires), cette série de quatorze œuvres peintes entre 1820 et 1823 sur
les murs de la ferme qu’il avait achetée dans les environs de Madrid, la
Quinta del Sordo (la
Maison du Sourd). Et une fois de plus, on a l’impression de
redécouvrir une œuvre que l’on croyait pourtant bien connaître. La force du
livre de Marcheschi, et son originalité, c’est justement de proposer le regard
d’un peintre, un regard rapproché, à la loupe, «comme s’il s’agissait de
pierres, de corps invisibles, de frottis»,
sur ces tableaux célèbres et pourtant
mystérieux ; il nous conduit, en une suite de fragments – à la manière du
Barthes de
Sur Racine, ou de
Sade, Fourier, Loyola, avec qui il partage la
finesse et la profondeur de l’interprétation d’une œuvre – à mieux voir, à
pénétrer dans l’obscurité lumineuse, si l’on peut hasarder cet oxymore, des
Peintures noires. Les intuitions sont si fortes, les références si bien
choisies (il y a notamment un magnifique rapprochement entre
La Mort d’Ivan
Illich de Tolstoï et le tableau de 1820 où Goya se représente
à côté du docteur Arietta), l’approche si précise et en même temps si sensible que le lecteur
suit avec fascination
ce guide exceptionnel dans ses analyses, ou plutôt ses
visions enthousiastes (au sens premier du terme : transport divin, délire
sacré), ses fulgurances (je pense par exemple à sa saisissante évocation du
Saturne,
considéré comme un autoportrait, et une sorte d’
auto-dévoration du peintre).
L’ouvrage s’intitule
Voir l’obscur et il est divisé en deux parties : la
première est consacrée à Goya, la seconde est constituée de
réflexions liées plus spécifiquement à l’œuvre de Marcheschi, et à son rapport à l'ombre, au sommeil, aux songes. Ce qui unifie les
deux parties, c’est donc le thème de l’obscur, cette plongée dans la nuit la
plus sombre, caverneuse, spectrale, plongée désespérée, mais aussi triomphe de l’art : «Scandale de la beauté que cette capacité à
retourner le drame, à en déplacer le sens, et à le changer en une joie de
peindre, indécente, flagrante, portée à son plus haut degré.» C’est cet
apparent paradoxe que Marcheschi résout ici de façon magistrale, en montrant
combien l’obscurité, la nuit, agit aussi comme un révélateur, qui dévoile et
découvre. Il cite la formule de
Malraux à propos des
Peintures noires (mais on
pourrait dire la même chose pour l’œuvre du peintre des
Onze Mille Nuits et de
La Voie lactée) : «C’est un verre noir à travers quoi se devinent les
astres». Le noir permet de voir au-delà, avec la puissance d’une
radiographie : «C’est par ce rayon noir dirigé sur le monde que le
peintre atteint à des parages qui sans lui seraient restés à jamais
invisibles.» La phrase de Malraux réveille aussi chez Marcheschi un souvenir
d’enfance qu’il nous livre dans ce beau passage : «J’ai neuf ou dix ans.
Mon cartable mal accroché sur le dos, encore ensommeillé, je marche dans Bastia.
Soudain, dans la percée ouverte par
l’une des venelles du vieux port, c’est
l’éclipse de soleil. D’un seul coup, l’ombre arrive : le noir envahit
tout. Je tiens dans les mains le petit morceau de verre fumé préparé la veille
par mon père. Ce verre assombri par la flamme me permet de regarder le soleil
en face, et j’observe l’astre qui s’élève peu à peu au-dessus de la
mer.»
À la fin de cette première partie du livre, Marcheschi
s’interroge sur le mystère du dernier tableau de Goya,
La Laitière de
Bordeaux, si apaisé, si lumineux après
la grande traversée de la nuit que
constituent les
Peintures noires : «Effort énorme du peintre, à ce
point crucial de sa vie, pour obtenir l’ultime oblation. De ce point de vue, la
vision rapprochée du tableau est riche d’enseignements. Tout s’expose crûment,
et l’on croit percevoir, en cette touche désormais plus sèche, erratique,
divisée, presque "impressionniste", les combats que livre l’esprit.
Frottée plutôt que posée, on voit la matière s’extraire lentement du fond
sombre et rugueux de la robe pour s’élever enfin vers la douce clarté où le
visage paraît. Goya semble ne vouloir confier sa dernière vision qu’au seul
travail du geste et de la couleur. En même temps que le poids de la peinture –
dans cette extrême proximité avec son modèle –, on croit entendre sa
respiration. Qu’elle soit entièrement de sa main ou qu’il ait guidé celle de
Rosario, sa fille, comme on l’a insinué, l’œuvre, une fois encore, semble
concilier des qualités antinomiques. De loin, c’est une percée claire, légère,
dans la lumière. De près, le tableau se renverse en paroi, il n’est plus qu’une
"muraille de peinture".» L'auteur livre
in fine les titres de quelques fragments au sujet de Goya qu'il n'écrira pas, permettant ainsi au lecteur de continuer cette grande traversée en imaginant ce qui pourrait se dire sous ces titres si étranges et si évocateurs : "Le visage
Deneuve ou la ressemblance étalonnée", "Le visage
Jackson, le botox, la boursouflure", "Proust, Dante, Goya (le temps, le rien, les étoiles)", "Beckett-Goya :
l'ensablement du sens", "La folie Beethoven : les
Quatuors noirs", "D'où vient la lumière?"
Pour rendre compte de cette manière unique
qu’a Marcheschi de nous faire voir la peinture, avec une grande force
évocatoire et une sorte d’énergie sacrée, j’ai envie de parler du
duende, que le
peintre évoque souvent dans ses textes et ses entretiens. Garcia Lorca a
consacré une conférence à «ce pouvoir mystérieux que tout le monde
ressent et qu’aucun philosophe n’explique» (
Juego y teoria del duende,
Jeu et théorie du duende, une très belle édition bilingue est parue en 2010 aux
éditions Allia). «Le
duende, nous dit Garcia Lorca, n’est pas une
question de faculté mais de véritable style vivant ; c'est-à-dire, de
sang ; de très vieille culture et, tout à la fois, de création en
acte. (...) Où est le
duende ? À travers l’arche vide, passe un vent
de l’esprit qui souffle avec insistance sur la tête des morts, à la recherche
de nouveaux paysages et d’accents ignorés ; un vent qui sent la salive
d’enfants, l’herbe écrasée et le voile de méduse, qui annonce le baptême
permanent des choses fraîchement créées.» On ne saurait mieux dire, ni
être plus explicite : quand il peint et quand il écrit, Marcheschi a le
duende...
Images : (1) Goya, Saturne dévorant l'un de ses fils, Musée du Prado, Madrid
(2) Goya, Le Chien, Musée du Prado, Madrid
(3) Goya, La Laitière de Bordeaux, Musée du Prado, Madrid
(4) Jean-Paul Marcheschi, Marsyas, Château de Plieux