L’écrivain Erri De Luca publie, simultanément en France et en Italie, un opuscule intitulé La parole contraire, dans lequel il s’explique sur ses propos appelant au sabotage de la ligne TAV [Trains à grande vitesse] Turin-Lyon, propos qui lui ont valu une plainte de la société de construction de cette ligne, la LTF [Lyon-Turin ferroviaire]. Sans entrer dans les détails du dossier, et le bien-fondé des actions du mouvement NO TAV, dont on a un peu de mal en France à comprendre la virulence et l’exaltation, j’aimerais revenir ici sur l’argumentation développée par l’écrivain, et en particulier sur cette notion de "parole contraire" qui en constitue le cœur, le concept principal.
Erri De Luca inscrit d’abord sa démarche dans une tradition prestigieuse, celle de l’Hommage à la Catalogne de George Orwell et des Écrits corsaires de Pasolini. À propos de ce dernier, il rappelle le soutien qu'il a apporté au mouvement d'extrême-gauche Lotta continua, mais il ne dit pas que Pasolini savait aussi penser à contre-courant, comme dans l'article "Sur les cheveux longs", paru dans le Corriere della sera, ou le poème paru dans L'Espresso en juin 68, Il PCI ai giovani, où il se range au côté des policiers, fils de prolétaires, contre les étudiants fils à papa. Ces références permettent donc à Erri De Luca de répondre à l’accusation d’incitation à la violence qui lui a été faite : on ne peut reprocher à l’écrivain d’« inciter à un sentiment de justice, qui existe déjà mais qui n’a pas encore trouvé les mots pour s’exprimer et donc être reconnu. (...) Si la parole publique d’un écrivain est suivie d’actions, c’est un résultat involontaire et qui échappe à son contrôle. ». En fait, nous dit-il, sa phrase sur la nécessité de saboter la ligne TAV entre dans le cadre de ce qu’il appelle, en bon napolitain, le "droit de mauvais augure" : ce n’est pas un appel à la destruction, mais une façon de conjurer le mauvais sort qui s’acharne sur la malheureuse vallée de Suse, victime selon lui d’une épouvantable catastrophe écologique.
Il en vient ensuite à l’explication de ce fameux concept de "parole contraire", et il convient ici pour bien comprendre de quoi il retourne de le citer plus longuement : « Je revendique le droit d’utiliser le verbe "saboter" selon le bon vouloir de la langue italienne. Son emploi ne se réduit pas au sens de dégradation matérielle, comme le prétendent les procureurs de cette affaire.
Par exemple : une grève, en particulier de type sauvage, sans préavis, sabote la production d’un établissement ou d’un service.
Un soldat qui exécute mal un ordre le sabote.
Un obstructionnisme parlementaire contre un projet de loi le sabote. Les négligences, volontaires ou non, le sabotent.
L’accusation portée contre moi sabote mon droit constitutionnel de "parole contraire". Le verbe "saboter" a une très large application dans le sens figuré et coïncide avec le sens d’ "entraver".
Les procureurs exigent que le verbe "saboter" ait un seul sens. Au nom de la langue italienne et de la raison, je refuse la limitation de sens.
Il suffisait de consulter le dictionnaire pour archiver la plainte sans queue ni tête d’une société étrangère [la LTF est en effet une société française, dont le siège est à Chambéry].
J’accepte volontiers une condamnation pénale, mais pas une réduction de vocabulaire. » La formule est belle, et tous les amoureux de la littérature seraient tentés d’y adhérer, mais dans son flamboyant plaidoyer, Erri De Luca néglige plusieurs détails : cette parole contraire dont il revendique l’aspect polysémique ne s’exprime pas dans un cadre littéraire, mais plus prosaïquement dans une interview parue sur le site du Huffington Post. Si l’on relit attentivement les passages controversés, on a tout de même beaucoup de mal à apercevoir toutes les subtilités sémantiques que l’écrivain, en grand magicien des mots, assure y avoir mises. Quand le journaliste lui fait remarquer que les deux manifestants arrêtés étaient en possession de cocktails Molotov, De Luca répond : « Je m’explique mieux : la TAV doit être sabotée. Voilà pourquoi les cisailles étaient utiles : elles servent à couper les grillages. Il n’est pas question ici de terrorisme. » Donc, insiste le journaliste, le sabotage et le vandalisme sont légitimes ? « Ils sont nécessaires pour faire comprendre que la TAV est une entreprise nuisible et inutile. » répond De Luca. L’allusion aux "cisailles" est tout de même assez claire, et le sabotage auquel il est fait référence ici semble bien matériel ; pourtant, écrit un peu plus loin De Luca « si j’avais employé le verbe "saboter" dans le sens de dégradation matérielle, après l’avoir dit je serais allé le faire... » Donc, si certains comprennent de travers ses propos et mettent la main à la pâte en se livrant au vandalisme et au sabotage après l'avoir lu, il ne saurait être tenu pour responsable...
De Luca se pose en fait en victime de ceux qu’il appelle "les procureurs", autrement dit l’appareil étatique et le système judiciaire italien, qui concentrent leurs attaques sur "un seul écrivain isolé". Il reprend même, pour dénoncer cette persécution judiciaire, le slogan des Brigades Rouges, qui entendaient par leurs attentats « Colpirne uno per educarne cento » [« En frapper un pour en éduquer cent »] : « En frapper un pour en décourager cent de collaborer à la lutte du val de Suse et de se mêler des affaires des partis et des sociétés affiliées. » On l’aura compris, les vrais terroristes, ce sont les procureurs au service de l’appareil d’État, forcément oppresseur et illégitime. La plainte judiciaire contre l’écrivain relève donc d’un abus de pouvoir, un attentat contre le droit sacro-saint à la "parole contraire". On a tout de même envie de répondre à Erri De Luca que l’Italie est un pays démocratique et qu’il est lui-même un écrivain célébré et reconnu, dans son pays comme à l’étranger, où il a largement accès aux média : la posture du résistant solitaire et persécuté qu’il adopte dans son ouvrage mériterait donc d’être nuancée, comme sa certitude têtue que la justice, la raison et la vérité ne peuvent être que de son côté.
La parole contraire, d'Erri De Luca, est paru aux éditions Gallimard, dans une traduction de Danièle Valin. L'édition originale de l'ouvrage [La parola contraria] est parue en Italie aux éditions Feltrinelli.