Qu'est-ce que la tierce rime ? C'est une sonorité qui apparaît au deuxième vers de chaque tercet et que l'on retrouve à la fin du premier vers et du troisième vers du tercet suivant, comme on le verra dans l'extrait du chant que je cite ci-dessous. Or, dans les nombreuses traductions françaises du poème de Dante, très peu (deux ou trois, en fait) prennent en compte cette contrainte, et la résolvent en ayant recours à l'alexandrin, ce qui n'est pas non plus une solution satisfaisante.
La grande nouveauté de la nouvelle traduction que propose Danièle Robert aux éditions Actes Sud (pour l'instant limitée à L'Enfer, mais on devrait bientôt pouvoir lire aussi le Purgatoire et le Paradis), c'est qu'elle réussit à proposer une version française cohérente et toujours parfaitement lisible de la Commedia tout en en respectant la structure, et en particulier le recours à la tierce rime (et l'utilisation fréquente de l'hendécasyllabe). C'est une sorte d'exploit, que la traductrice ne réalise parfois qu'au prix de certaines acrobaties dans la disposition des mots ou de quelques accommodements que l'on pourra parfois trouver un peu osés, mais dans l'ensemble, c'est une magnifique réussite. J'ai rarement eu l'impression comme ici de retrouver en français un mouvement, un rythme, une respiration si proches du texte original, c'est vraiment fascinant ! Et cela bien sûr sans sacrifier le sens, toujours nettement accessible. Je voudrais donner ici un exemple de cette formidable réussite en citant le passage fameux du voyage d'Ulysse, au chant XXVI de L'Enfer. J'espère que cet extrait donnera envie aux visiteurs de ce blog de découvrir l'intégralité de cette traduction extraordinaire :
Poi che la fiamma fu venuta quivi
dove parve al mio duca tempo e loco,
in questa forma lui parlare audivi:
"O voi che siete due dentro ad un foco,
s’io meritai di voi mentre ch’io vissi,
s’io meritai di voi assai o poco
quando nel mondo li alti versi scrissi,
non vi movete; ma l’un di voi dica
dove, per lui, perduto a morir gissi".
Lo maggior corno de la fiamma antica
cominciò a crollarsi mormorando,
pur come quella cui vento affatica;
indi la cima qua e là menando,
come fosse la lingua che parlasse,
gittò voce di fuori e disse: "Quando
mi diparti’ da Circe, che sottrasse
me più d’un anno là presso a Gaeta,
prima che sì Enëa la nomasse,
né dolcezza di figlio, né la pieta
del vecchio padre, né ’l debito amore
lo qual dovea Penelopè far lieta,
vincer potero dentro a me l’ardore
ch’i’ ebbi a divenir del mondo esperto
e de li vizi umani e del valore;
ma misi me per l’alto mare aperto
sol con un legno e con quella compagna
picciola da la qual non fui diserto.
L’un lito e l’altro vidi infin la Spagna,
fin nel Morrocco, e l’isola d’i Sardi,
e l’altre che quel mare intorno bagna.
Io e’ compagni eravam vecchi e tardi
quando venimmo a quella foce stretta
dov’Ercule segnò li suoi riguardi
acciò che l’uom più oltre non si metta;
da la man destra mi lasciai Sibilia,
da l’altra già m’avea lasciata Setta.
"O frati," dissi, "che per cento milia
perigli siete giunti a l’occidente,
a questa tanto picciola vigilia
d’i nostri sensi ch’è del rimanente
non vogliate negar l’esperïenza,
di retro al sol, del mondo sanza gente.
Considerate la vostra semenza:
fatti non foste a viver come bruti,
ma per seguir virtute e canoscenza".
Li miei compagni fec’io sì aguti,
con questa orazion picciola, al cammino,
che a pena poscia li avrei ritenuti;
e volta nostra poppa nel mattino,
de’ remi facemmo ali al folle volo,
sempre acquistando dal lato mancino.
Tutte le stelle già de l’altro polo
vedea la notte, e ’l nostro tanto basso,
che non surgëa fuor del marin suolo.
Cinque volte racceso e tante casso
lo lume era di sotto da la luna,
poi che 'ntrati eravam ne l'alto passo,
quando n’apparve una montagna, bruna
per la distanza, e parvemi alta tanto
quanto veduta non avëa alcuna.
Noi ci allegrammo, e tosto tornò in pianto;
ché de la nova terra un turbo nacque
e percosse del legno il primo canto.
Tre volte il fé girar con tutte l’acque;
a la quarta levar la poppa in suso
e la prora ire in giù, com’altrui piacque,
infin che ’l mar fu sovra noi richiuso".
Dante Alighieri Commedia, Inferno, canto XXVI
Lecture : Vittorio Gassman
Dès que la flamme fut vers nous arrivée,
mon guide agréant le temps et le lieu,
en ces termes je l'entendis parler :
« Ô vous qui êtes deux dans un seul feu,
si j'ai mérité de vous durant ma vie,
si j'ai mérité de vous beaucoup ou peu
quand mes vers nobles au monde j'écrivis,
ne partez pas ; que l'un de vous indique
où, s'étant perdu, il est allé mourir. »
La haute flèche de cette flamme antique
se mit à vaciller en murmurant
tout comme sous un souffle chaotique ;
puis la pointe ça et là s'agitant,
comme si c'était la langue qui parlait
en jaillit une voix qui disait : « Quand
je quittai Circé, qui m'avait gardé
là-bas près de Gaète plus d'une année,
bien avant qu'Enée l'eût ainsi nommée,
ni tendresse pour mon fils, ni piété
pour mon vieux père, ni le bonheur
qu'à Pénélope mon amour devait
ne purent triompher en moi de l'ardeur
que j'eus à devenir du monde expert,
et des vices de l'homme et de sa valeur :
je repris donc le large, en haute mer
avec un seul bateau et peu d'amis,
ceux-là qui jamais ne m'abandonnèrent.
Jusqu'en Espagne deux rivages je vis,
jusqu'au Maroc, jusqu'à l'île des Sardes,
et les autres que la mer circonscrit.
Mes amis et moi étions de lents vieillards
quand nous parvînmes au détroit resserré
où Hercule posa ses deux butoirs
pour que l'on ne puisse s'y hasarder.
À main droite je quittai donc Séville,
de l'autre Ceuta m'avait déjà quitté.
« Ô frères », leur dis-je, « qui par cent mille
périls êtes venus en occident,
à ce moment si ténu de vigile
qui est ce qui nous reste de nos sens,
veuillez ne pas refuser l'expérience
au-delà du Soleil, du monde sans gens.
Réfléchissez bien sur votre naissance :
non pas pour vivre en bêtes brutes conçus
mais pour suivre vertu et connaissance. »
Mes compagnons furent si convaincus,
par ce bref discours, d'aller de l'avant
qu'avec peine je les aurais retenus ;
nous fîmes, poupe tournée vers l'orient,
de nos rames des ailes en vol de folie,
du côté gauche toujours nous approchant.
De l'autre pôle je voyais la nuit,
toutes ses étoiles, et le nôtre si bas
que le sol marin l'avait englouti.
Cinq fois éteinte et rallumée cinq fois
la lumière était au-dessous de la Lune
depuis notre entrée dans cet obscur pas
quand apparut une montagne brune
vue de loin, qui si haute me semblait
que je n'en avais ainsi vu aucune.
Notre joie fut bientôt en pleurs transformée :
de la terre neuve un ouragan jaillit
qui l'avant du bateau vint percuter ;
en tourbillon tourner trois fois le fit,
la quatrième lever la poupe en l'air
et la proue plonger, comme il plut à autrui,
jusqu'à ce que nous engloutisse la mer. »
Traduction : Danièle Robert (Éditions Actes Sud, 2016)
Dante Alighieri Commedia, Inferno, canto XXVI
Lecture : Vittorio Gassman
Dès que la flamme fut vers nous arrivée,
mon guide agréant le temps et le lieu,
en ces termes je l'entendis parler :
« Ô vous qui êtes deux dans un seul feu,
si j'ai mérité de vous durant ma vie,
si j'ai mérité de vous beaucoup ou peu
quand mes vers nobles au monde j'écrivis,
ne partez pas ; que l'un de vous indique
où, s'étant perdu, il est allé mourir. »
La haute flèche de cette flamme antique
se mit à vaciller en murmurant
tout comme sous un souffle chaotique ;
puis la pointe ça et là s'agitant,
comme si c'était la langue qui parlait
en jaillit une voix qui disait : « Quand
je quittai Circé, qui m'avait gardé
là-bas près de Gaète plus d'une année,
bien avant qu'Enée l'eût ainsi nommée,
ni tendresse pour mon fils, ni piété
pour mon vieux père, ni le bonheur
qu'à Pénélope mon amour devait
ne purent triompher en moi de l'ardeur
que j'eus à devenir du monde expert,
et des vices de l'homme et de sa valeur :
je repris donc le large, en haute mer
avec un seul bateau et peu d'amis,
ceux-là qui jamais ne m'abandonnèrent.
Jusqu'en Espagne deux rivages je vis,
jusqu'au Maroc, jusqu'à l'île des Sardes,
et les autres que la mer circonscrit.
Mes amis et moi étions de lents vieillards
quand nous parvînmes au détroit resserré
où Hercule posa ses deux butoirs
pour que l'on ne puisse s'y hasarder.
À main droite je quittai donc Séville,
de l'autre Ceuta m'avait déjà quitté.
« Ô frères », leur dis-je, « qui par cent mille
périls êtes venus en occident,
à ce moment si ténu de vigile
qui est ce qui nous reste de nos sens,
veuillez ne pas refuser l'expérience
au-delà du Soleil, du monde sans gens.
Réfléchissez bien sur votre naissance :
non pas pour vivre en bêtes brutes conçus
mais pour suivre vertu et connaissance. »
Mes compagnons furent si convaincus,
par ce bref discours, d'aller de l'avant
qu'avec peine je les aurais retenus ;
nous fîmes, poupe tournée vers l'orient,
de nos rames des ailes en vol de folie,
du côté gauche toujours nous approchant.
De l'autre pôle je voyais la nuit,
toutes ses étoiles, et le nôtre si bas
que le sol marin l'avait englouti.
Cinq fois éteinte et rallumée cinq fois
la lumière était au-dessous de la Lune
depuis notre entrée dans cet obscur pas
quand apparut une montagne brune
vue de loin, qui si haute me semblait
que je n'en avais ainsi vu aucune.
Notre joie fut bientôt en pleurs transformée :
de la terre neuve un ouragan jaillit
qui l'avant du bateau vint percuter ;
en tourbillon tourner trois fois le fit,
la quatrième lever la poupe en l'air
et la proue plonger, comme il plut à autrui,
jusqu'à ce que nous engloutisse la mer. »
Traduction : Danièle Robert (Éditions Actes Sud, 2016)